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Page:Baillon - Moi quelque part, 1920.djvu/36

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Le père Baerkaelens.

Sa place est dans un fauteuil à l’auberge.

Tout le monde l’appelle « Vader » sauf les vieux qui savent encore son nom : Martin. Les gens de la ville disent : « Monsieur Baerkaelens ». Ce « Monsieur » le flatte, mais en même temps l’exaspère.

Il a quatre-vingts ans. L’an dernier, il en avait soixante-dix-neuf, l’an prochain, il en aura quatre-vingt-un, mais on le retrouvera toujours le même. Ce patriarche a la peau rose d’un enfant. Tendue sur le front, elle y brille comme une vitre. À la fin de la semaine, il est un peu plus vieux, à cause des picots blancs de ses joues qu’il ne rase que le dimanche.

Quand il marche, il se tient droit, mais il ne déplace plus très vite ses jambes. Depuis qu’un vertige l’a culbuté au fond d’un ruisseau, on le force à se servir d’une canne. Il s’en sert : il la porte sous le bras ; ailleurs elle serait gênante.

Vader n’est jamais malade, seulement, comme il dit, il a quelquefois des fadeurs. Au déjeuner il se taille dans un grand pain quatre tranches qu’il beurre grassement et enfourne avec deux œufs. Les autres, qui se contentent de leur lard sur une croûte, le regardent manger. Tout à l’heure, dans un coin de la cour, le front contre le mur, il ira rendre le surplus qui lui pèse.

— Vader vomit, dira Mélanie.

Mais elle ne se dérangera pas. Puisqu’il a su s’empiffrer, il saura bien lui-même chercher le verre d’eau pour se remettre.

Quand ils parlent d’affaires, les enfants écartent leur père comme un marmot, car loquace et vantard, il répète tout ce qu’il entend, et de travers.

Pour le reste, il est libre. Qu’il fasse son tour au champ ou se carre dans son fauteuil, il ne compte plus. Il est si peu intéressant qu’il le devient.

À l’auberge, pour qu’il serve à quelque chose, on a mis à sa portée une clochette.

Quand des clients entrent, il sonne avec majesté.