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Page:Baillon - Moi quelque part, 1920.djvu/45

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C’est tout là-bas de l’autre côté des sapins, où l’on ne voit plus que de la bruyère. Si loin qu’il chasse, Fons ne se risque jamais jusque-là. Pas de chemin : un bout de sentier qui va boire à tous les marécages. En été, avec des bottes, on irait encore ; mais l’hiver, après les pluies, il faut craindre les fondrières, sans parler de ces mousses qui vous aspirent jusqu’aux genoux en vous crachant leur eau d’éponge sale. M. le curé, qui une fois l’an lui apporte le Bon Dieu, parce qu’elle est trop vieille pour le chercher elle-même, a failli un jour s’y noyer : il s’enfonçait déjà. Le sacristain en le dépêtrant, y a laissé un sabot et sa lanterne

La ferme a le même âge que la vieille, ce qui pour une masure en torchis est un bel âge. Elle ne tombe pas tout à fait en morceaux. Elle n’est guère compliquée. Quelques tuiles pour le toit, de la glaise comme murs, une vitre qui sert de fenêtre entre deux ouvertures qui sont des portes. À l’intérieur, un lattis divise la pièce en deux parts : celle de droite pour la femme, celle de gauche pour sa vache. Dans sa chambre, où elle est seule à meugler, la vache a plus de place que la vieille, qui dans la sienne, doit non seulement, comme sa bête, manger et dormir, mais cuire son pain, remiser du fourrage, battre son beurre.

Sa maison étant si petite, ses enfants n’ont pu y tenir : ils sont partis, morts. Son homme aussi, il y a vingt ans. Un soir avant de se coucher, il a pendu sa culotte contre le mur, à un clou : il ne l’a plus reprise ; elle y est encore.

Autrefois, elle avait son homme pour l’aider ; à présent, elle n’a plus qu’une brouette dont les brancards sont brisés. Elle fait tout par elle-même : on n’est jamais trop vieille pour travailler. Elle met cinq semaines à remuer un champ d’un jour.

J’entre chez elle sous prétexte qu’au-dessus de sa porte une enseigne annonce « Herberg », ce qui signifie « auberge ».

— Ce n’est pas ça, dit-elle, c’est du bois pour boucher un trou.

— Tout de même, vous me donnerez bien un verre de lait.

Sa tête branle : « Non… non… » de sa bouche, il sort :

— Oui, je veux bien.