Aller au contenu

Page:Bakounine - Lettres à Herzen et Ogarev, trad. Stromberg, Perrin, 1896.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jamais trahi personne qui ait voulu se fier à moi, et c’est pourquoi je ne vous donnerai pas de noms. »

Après cela, « à quelques exceptions près », je racontai à Nicolas ma vie à l’étranger, en lui mentionnant tous les projets que j’avais formés, en lui faisant part de tous mes sentiments et de mes impressions, sans ménager les points où il pût puiser des enseignements sur sa politique intérieure et extérieure. Cette confession, calculée sur la précision de ma position sans issue et, d’un autre côté, sur le tempérament énergique de Nicolas, fut écrite en termes très hardis, — et c’est pour cette raison que ma lettre lui plut. En effet, je lui sais gré de ne pas m’avoir questionné après sur aucun autre sujet.

Après avoir fait trois ans de prison dans la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, je fus transporté à Schlusselbourg, où je suis resté trois autres années. Je fus atteint du scorbut et toutes mes dents tombèrent.

Ah ! quelle chose terrible que cette relégation à perpétuité ! Traîner une existence sans but, sans espoir, sans aucun intérêt de la vie… Et se dire chaque jour : Demain je serai encore plus abruti que je ne le suis aujourd’hui ! Souffrir des semaines entières d’un horrible mal de dents, qui revient sans cesse. Et cette insomnie qui chasse le sommeil nuit et jour — et quoi qu’on fasse, quoi qu’on lise, même pendant les courtes heures du rêve, se trouver sous l’empire d’une fébrile agitation qui vous remue le cœur et le foie, avec le « sentiment fixe » que vous n’êtes qu’un esclave, qu’un cadavre…

Cependant, je ne perdis pas tout mon courage. Si la religion avait encore été vivace dans mon cœur, elle se serait effondrée pendant mon séjour dans cette prison de la forteresse. Je ne désirais qu’une