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Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/94

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L’HOMME DE COUR

celui où l’on apporte le moins de soin. Quelques-uns font leurs amis par l’entremise d’autrui, et la plupart par hasard. On juge d’un homme par les amis qu’il a ; un habile homme n’en a jamais voulu d’ignorants. Mais bien qu’un homme plaise, ce n’est pas à dire que ce soit un ami intime ; car cela peut venir plutôt de ses belles manières d’agir que d’aucune assurance que l’on ait de sa capacité. Il y a des amitiés légitimes, et des amitiés bâtardes : celles-ci sont pour le plaisir ; mais les autres pour agir plus sûrement. Il se trouve peu d’amis de la personne, mais beaucoup de la fortune. Le bon esprit d’un ami est plus utile que toute la bonne volonté des autres. Prends donc tes amis par choix, et non par sort. Un ami prudent épargne bien des chagrins, au lieu qu’un autre, qui n’est pas tel, les multiplie et les entasse. Si tu ne veux point perdre d’amis, ne leur souhaite point une grande fortune.

CLVII

Ne se point tromper en gens.

C’est la pire et la plus ordinaire des tromperies. Il vaut mieux être trompé au prix qu’à la marchandise ; il n’y a rien où il faille plus regarder par dedans. Il y a bien de la différence entre entendre les choses et connaître les personnes ; et c’est une fine philosophie que de discerner les esprits et les humeurs des hommes. Il est aussi nécessaire de les étudier que d’étudier les livres.