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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/220

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d’un vieil employé à douze cents francs qui devient criminel gratis, et le surnuméraire apparaît à une janséniste dans le simple appareil d’un homme qui se barbifie… Ô civilisation ! ô Paris ! admirable kaléidoscope qui, toujours agité, nous montre ces quatre brimborions : l’homme, la femme, l’enfant et le vieillard, sous tant de formes, que ses tableaux sont innombrables ! ô merveilleux Paris !

Une femme, légèrement prude, dont le mari, ancien agent de change, habitait plus volontiers la Bourse, les Bouffons, le Bois et l’Opéra que le domicile conjugal, occupait un appartement au premier étage d’une maison, rue Taitbout.

Comme toutes les femmes vertueuses, madame de Noirville restait dans l’enceinte froide et décente de son ménage, plantée à heure fixe dans une grande bergère, au coin de la cheminée en hiver, près de la fenêtre en été. Là, elle faisait de la tapisserie, se montait des collerettes, lisait des romans, grondait ses enfants, dessinait, calculait… Enfin, elle jouissait de tout le bonheur qu’une femme honnête trouve dans l’accomplissement de ses devoirs.

Souvent, et très-involontairement sans doute, ses regards se glissaient à travers les légères solutions de continuité qui séparaient ses rideaux de mousseline, afin peut-être d’acquérir la connaissance du temps ; car elle avait certainement de trop bonnes façons pour épier ses voisins. Mais, depuis quelques jours, un malin génie la poussait à contempler les fenêtres de la maison voisine, nouvellement habitée par un jeune ménage, sans doute encore plongé dans l’océan des joies primordiales de la lune de miel.

Les doux rayons d’un bonheur éclatant illuminaient la figure de la jeune femme et celle de son mari, quand, ouvrant la fenêtre pour rafraîchir leurs têtes enflammées, ils venaient, légèrement pressés l’un contre l’autre, s’accouder sur le balcon et y respirer l’air du soir. — Souvent à la nuit tombante, la voisine curieuse voyait les ombres de ces deux enfants charmants, se combattre, lutter, se dessiner sur les rideaux, semblables aux jeux fantasmagoriques de Séraphin. C’étaient les rires les plus ingénus, des joies d’enfants…, puis des langueurs caressantes… Parfois la jeune femme était assise, mélancolique et rêveuse, attendant son jeune époux absent. Elle se mettait souvent à la croisée, occupée du moindre bruit, tressaillant au moindre pas d’un cheval arrivant du boulevard.

— Comme ils sont unis !… comme ils s’aiment !… disait madame de Noirville.

Puis elle se mettait à marquer les bas de son petit dernier le cœur gros de ses passions rentrées, pesant sa vertu, soupirant et contemplant le portrait de M. de Noirville, gros homme joufflu comme un fournisseur, large comme un banquier.

Enfin, un jour, la femme chaste et prude de l’ancien agent de change étant arrivée au dernier degré d’estime et de curiosité pour sa voisine, dit à son mari :

— Je voudrais bien connaître cette petite dame brune qui demeure en face de chez nous !… Elle est charmante, elle me paraît spirituelle. Ce serait pour moi une société bien agréable, car elle est gaie.

— Rien n’est plus facile !… répondit le financier. Je vois son mari tous les jours à la Bourse. Nous avons fait plus d’une affaire ensemble ! C’est un charmant garçon !… sans souci, aimable… Je puis les inviter à dîner, si cela vous plaît… ils seront enchantés…