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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/373

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la beauté s’élance çà et là de ces groupes de monstres, comme une fleur immaculée surgit d’une terre fangeuse. — Eugénie Grandet, Mme de Mortsauf, têtes penchées et mélancoliques, nous garderons longtemps le souvenir de votre doux et pâle sourire ! — Mais, de bonne foi, ces pauvres sacrifiées nous font-elles prendre en amour l’homme et la société dont elles meurent victimes ? M. de Balzac, où avez-vous laissé cette sympathie humaine que vous pouviez boire à larges traits dans un des deux grands maîtres qui nous ont tendu la coupe de leur génie ?

Comme l’atteste en général son œuvre entière et en particulier le Curé de village, M. de Balzac est catholique, apostolique et romain ; mais vous ne trouverez point en lui la foi robuste du Dante. Son culte est fortement entaché d’hérésie pantagruélique. Il croit en l’oracle de la dive bouteille. — Savez-vous ce qu’à notre sens contient cette

… Bouteille
Pleine toute
De mystères ?

Le grand Alcofribas l’a dit : Elle tient toute vérité enclose. Entendons-nous cependant : elle contient du vin parfumé, père des gais propos : nos aïeux l’ont bu, il nous est resté la lie, la vérité triste, le doute, le scepticisme. Voilà ce qu’au fond de l’amphore avait puisé Rabelais ; M. de Balzac a humé le même piot. — De là, cette étrange contradiction qui règne dans la Comédie humaine. — Nous allons mieux l’expliquer encore.

Deux génies, l’un ancien, l’autre moderne, deux génies aussi différents l’un de l’autre que le noir et le blanc, se livrent, dans l’œuvre de M. de Balzac, un combat auquel il est difficile de comprendre quelque chose. La cause en est simple nonobstant : dès le commencement de sa carrière, M. de Balzac s’éprit d’un vif amour pour Rabelais et Walter Scott. Au premier, il emprunte cette philosophie sceptique, cette verve effrontée et railleuse qui a engendré la Physiologie du mariage et les Contes philosophiques. Au second, il prit cette foi religieuse, cette majesté descriptive, cette chasteté des passions, cette étude détaillée des choses et des caractères, dont les reflets illuminent son œuvre entière, notamment le Lys dans la vallée et le Médecin de campagne. — Les deux types n’ont pourtant pas laissé leur empreinte à la même profondeur et sur les mêmes surfaces. Selon nous, Rabelais déteint particulièrement sur la nuance, et Walter Scott plus généralement sur le procédé.

Or, par l’influence directe de Rabelais, M. de Balzac est arrivé au scepticisme pur, non quant aux principes religieux, mais quant à l’homme et à la société ; voilà d’où vient le côté maladif, moqueur, désespéré, qui domine la plupart de ses caractères. On l’a dit depuis longtemps, M. de Balzac est le chantre du désespoir. À ceci nous n’ajouterons qu’un mot : le désespoir est immoral.

Tirons de cette explication une conséquence qui écartera, nous l’espérons toute imputation d’hostilité systématique de notre part. — Artiste et philosophe, M. de Balzac s’est courbé sur Rabelais, afin d’en exhumer les trésors de sophisme