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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/400

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pleins de poussière. Et puis il tient à la main une baguette avec laquelle il fait tomber les feuilles de la vigne vierge.

— Elle n’en a pas déjà trop, dis-je avec la contrariété d’un homme que l’on dérange.

Je quitte mon ombre et je me dirige vers le visiteur. Il regardait à travers la porte et se présentait de dos. À le juger ainsi, ce devait être quelque fournisseur de campagne. Il se retourne ; je reconnais M. de Balzac, le grand Balzac !… Je l’avais vu souvent, sans lui avoir jamais parlé.

Je me confonds en excuses pour l’avoir fait attendre. Je lui offre avec mille empressements d’entrer dans le petit salon.

— Nous étoufferions là-dedans, dit-il avec bonne humeur. Est-ce indiscret de vous demander si vous n’étiez pas quelque part plus au frais, lorsque j’ai sonné à votre porte ?

— Ma foi, monsieur de Balzac, je vous confesserai que j’étais tout bonnement sur le chemin de halage, à l’ombre, au bord de la rivière, où il y a une belle herbe verte, qui fait paraître encore plus jaune le gazon de mon jardin.

— Eh bien, dit Balzac en riant, c’est là, si vous le voulez bien, que nous allons causer. Montrez-moi le chemin.

Quand il fut assis bien à son aise, il m’expliqua que depuis longtemps il projetait de composer pour notre théâtre un grand drame historique, dont il avait les éléments, ainsi que j’allais le voir, mais qu’il avait été retenu par la crainte de rencontrer une certaine opposition de la part d’Alexandre Dumas. Il avait appris, tout récemment, qu’à côté du grand écrivain se trouvait un directeur responsable ; que ce directeur, c’était moi ; or, étant mon voisin (Balzac avait alors une maison de campagne à Marly-le-Roi), il s’était décidé à s’arrêter à Bougival pour me demander franchement quelques renseignements.

— N’ayez aucune appréhension, dis-je à M. de Balzac ; notre patron littéraire accueillera avec enthousiasme l’idée de voir un auteur aussi considérable que M. de Balzac s’associer à lui pour la gloire et le succès de notre théâtre.

À l’appui de cette déclaration, je citai le nom d’Adolphe Dumas, que l’autre Dumas avait fraternellement accueilli avec son École des Familles ; le nom de Joseph Autran, le père de la Fille d’Eschyle ; celui de Paul Meurice, à qui nous devions un Hamlet en beaux vers, etc., etc.

— À la bonne heure dit Balzac, me voilà tout à fait rassuré. Je puis donc, sans inconvénient, vous parler de mon drame historique. Il s’appellera Pierre et Catherine. Pierre Ier et Catherine de Russie ! c’est, je crois, un excellent sujet de pièce.

— Traité par vous, monsieur de Balzac, le sujet ne peut être qu’excellent. Êtes-vous avancé ? avez-vous un plan détaillé ?

— Tout est là, dit Balzac en se frappant le front. Il ne s’agit plus que d’écrire. Tenez, on pourrait répéter après-demain le premier tableau.

— Je serais bien curieux de connaître ce premier tableau, dis-je de mon air le plus aimable.

— C’est très-facile. Nous sommes dans une auberge russe. Vous voyez d’ici