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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/60

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passé plus d’une année à le recommencer sous le titre de les Chouans, cet auteur nous semble à l’abri du ridicule. Aussi la critique nous a-t-elle semblé par trop sévère en venant reprocher à l’écrivain ses premières ébauches. N’y aurait-il pas quelque chose de ridicule à opposer aux créations actuelles de Léopold Robert, de Schnetz, de Gudin et de Delacroix, les yeux et les oreilles qu’ils ont dessinés dans l’école sur leur premier vélin ? Dans ce système, un grand écrivain serait comptable des thèmes et des versions qu’il aurait manqués au collège, et la critique viendrait, jusque par-dessus son épaule, voir les bâtons qu’il a tracés autrefois sous les regards de son premier magister. L’injustice de la critique a rendu ces misérables détails d’autant plus nécessaires, que M. de Balzac ne répond que par des progrès, aux insinuations perfides, aux mauvaises plaisanteries, aux calomnies doucereuses, dont il est l’objet, comme le sera tout homme qui voudra s’élever au-dessus de la masse. À peine a-t-il le temps de créer, comment aurait-il celui de discuter ? Le critique, empressé de lui reprocher des jactances dans lesquelles un esprit moins partial aurait reconnu les plaisanteries faites entre les quatre murs de la vie privée, craignait que l’incessante attention avec laquelle M. de Balzac corrige ses ouvrages n’en altérât la valeur. Comment concilier le reproche fait à l’amour-propre de l’homme, avec la bonne foi d’un auteur si jaloux de se perfectionner ? Les Études de mœurs auraient été des espèces de Mille et une Nuits, de Mille et un Jours, de Mille et un Quarts d’heure, enfin une durable collection de contes, de nouvelles, de récits comme il en existe déjà, sans la pensée qui en unit toutes les parties les unes aux autres, sans la vaste trilogie que formeront les trois parties de l’œuvre complète. Nous devons l’unité de cette œuvre à une réflexion que M. de Balzac fit de bonne heure sur l’ensemble des œuvres de Walter Scott. Il nous la disait à nous-même, en nous donnant des conseils sur le sens général qu’un écrivain serait tenu de faire exprimer à ses travaux pour subsister dans la langue. — « Il ne suffit pas d’être un homme, il faut être un système, disait-il. Voltaire a été une pensée aussi bien que Marius, et il a triomphé. Quoique grand, le barde écossais n’a fait qu’exposer un certain nombre de pierres habilement sculptées, où se voient d’admirables figures, où revit le génie de chaque époque, et dont presque toutes sont sublimes ; mais où est le monument ? s’il se rencontre chez lui les séduisants effets d’une merveilleuse analyse, il y manque une synthèse. Son œuvre ressemble au Musée de la rue des Petits-Augustins où chaque chose, magnifique en elle-même, ne tient à rien, ne concorde à aucun édifice. Le génie n’est complet que quand il joint, à la faculté de créer, la puissance de coordonner ses créations. Il ne suffit pas d’observer et de peindre, il faut encore peindre et observer dans un but quelconque. Le conteur du Nord avait un trop perçant coup d’œil pour que cette pensée ne lui vînt pas, mais elle lui vint, certes trop tard. Si vous voulez vous implanter comme un cèdre ou comme un palmier dans notre littérature de sables mouvants, il s’agit donc d’être, dans un autre ordre d’idées, Walter Scott plus un architecte. Mais, sachez-le bien, aujourd’hui vivre en littérature, constitue moins une question de talent qu’une question de temps. Avant que vous soyez en communication avec la partie saine du public qui pourra juger votre courageuse entreprise, il faudra boire à la coupe des angoisses pendant dix ans, dévorer des railleries,