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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/61

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subir des injustices, car le scrutin où votent les gens éclairés, et d’où doit sortir votre nom glorifié, ne recevra les boules qu’une à une. »

M. de Balzac est parti de cette observation, qu’il a souvent répétée à ses amis pour réaliser lentement, pièce à pièce, ses Études de mœurs, qui ne sont rien de moins qu’une exacte représentation de la société dans tous ses effets. Son unité devait être le monde, l’homme n’était que le détail ; car il s’est proposé de le peindre dans toutes les situations de sa vie, de le décrire sous tous ses angles, de le saisir dans toutes ses phases, conséquent et inconséquent, ni complétement bon, ni complétement vicieux, en lutte avec les lois dans ses intérêts, en lutte avec les mœurs dans ses sentiments, logique ou grand par hasard ; de montrer la société incessamment dissoute, incessamment recomposée, menaçante parce qu’elle est menacée ; enfin d’arriver au dessin de son ensemble en en reconstruisant un à un les éléments. Œuvre souple et toute d’analyse, longue et patiente, qui devait être longtemps incomplète. Les habitudes de notre époque ne permettent plus à un auteur de suivre la ligne droite, d’aller de proche en proche, de rester dix ans inconnu, sans récompense ni salaire, et d’arriver un jour au milieu du cirque olympique, devant le siècle, en tenant à la main son poëme accompli, son histoire finie, et de recueillir, en un seul jour, le prix de vingt années de travaux ignorés, sans l’acheter deux fois en éprouvant, comme aujourd’hui, les railleries dont est accompagnée la vie politique ou littéraire la plus laborieuse comme si elle était un crime. Il lui fallait écouter patiemment un reproche d’immoralité, quand, après avoir raconté une scène de la vie de campagne, il passait brusquement à une scène de la vie parisienne ; essuyer les observations d’une critique à courte vue, en se voyant accusé d’être illogique, de n’avoir ni plan ni style arrêtés, quand il était forcé d’aller en tous les sens avant d’avoir tracé ses premiers contours, de prendre tous les styles pour peindre une société si multiple en ses détails, et d’assouplir ses fabulations au gré des caprices d’une civilisation que gagne l’hypocrisie. L’homme était le détail parce qu’il était le moyen. Au xixe siècle, où rien ne différencie les positions, où le pair de France et le négociant, où l’artiste et le bourgeois, où l’étudiant et le militaire, ont un aspect en apparence uniforme, où rien n’est plus tranché, où les causes de comique et de tragique sont entièrement perdues, où les individualités disparaissent, où les types s’effacent, l’homme n’était en effet qu’une machine mobilisée par le jeu des sentiments au jeune âge, par l’intérêt et la passion dans l’âge mûr. Il ne fallait pas un médiocre coup d’œil pour aller chercher dans l’étude de l’avoué, dans le cabinet du notaire, au fond de la province, sous la tenture des boudoirs parisiens, ce drame que tout le monde demande, et qui, comme un serpent aux approches de l’hiver, va se cacher dans les sinuosités les plus obscures. Mais, comme nous l’avons dit ailleurs : « Ce drame avec ses passions et ses types, il est allé le chercher dans la famille, autour du foyer ; et, fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des spécialités, des caractères tellement multiples et naturels en même temps, que chacun s’est demandé comment des choses si familières et si vraies étaient restées si longtemps inconnues. C’est que jamais romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans cet examen de détails et de petits faits qui, interprétés