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Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/131

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sur l’horreur et la changeait en une enthousiaste et noble pitié. Pendant que son mari et le curé buvaient, elle se tenait grave et sans boire, soutenant son coude droit dans sa main gauche, et jouant pensivement avec sa jeannette, la croix surmontée d’un gros cœur d’or qu’elle portait attachée à son cou par un ruban de velours noir. Placée en face de l’âtre embrasé, entre les deux soupeurs, le feu du foyer incendiait sa joue pâle d’ordinaire, et aussi le feu de sa pensée ! Son œil distrait ne quittait pas le canon d’un fusil de chasse qui luisait doucement au-dessus du manteau de la cheminée, là où, d’ordinaire, les paysans mettent leurs armes.

Le lendemain de ce souper, qui se prolongea un peu dans la nuit, Jeanne Le Hardouey se leva de bonne heure et s’occupa des détails de sa maison avec une activité supérieure à celle qu’elle déployait d’ordinaire. Son ton de commandement fut plus bref, presque dur, ses mouvements plus rapides. Chez les êtres très actifs, la fébrilité de certaines pensées se révèle par une intensité de la vie habituelle, par une espèce de transport muet de la voix, du regard et du geste, qui sera peut-être du délire bien caractérisé le lendemain. La nuit, en passant sur la joue de Jeanne, n’y avait point éteint la flamme que les troubles de son âme avaient allumée presque sous ses yeux. On aurait pu même remarquer que plus la journée s’avança, plus se fonça cette trace enflammée. Après le repas de midi, et quand Thomas Le Hardouey fut aux champs, Jeanne jeta sur ses épaules sa pelisse bleue et quitta le Clos. Cependant