Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/132

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elle ne se cachait point de son mari. Elle ne profitait pas, comme bien des femmes, du moment où il avait le dos tourné pour faire une démarche sur laquelle il aurait pu lui adresser une question. Maître Le Hardouey avait un grand respect pour sa femme. Jamais il ne lui demanda compte de ses actions. Dix ans de raison et de ménage consacraient, pour Jeanne, une indépendance que les femmes ne connaissent pas à un pareil degré dans les villes, où chaque pas qu’elles font est un danger et quelquefois une perfidie.

Elle s’en alla visiter une de ses anciennes connaissances, la Clotte, comme on disait dans le pays. C’est une abréviation populaire du nom de Clotilde. Connue surtout sous cette dénomination à Blanchelande, Clotilde Mauduit était une vieille fille paralytique, qui ne sortait plus de sa maison depuis plusieurs années, et dont la jeunesse avait, comme celle de plusieurs de ses contemporaines, belles et passionnées, jeté un scandaleux éclat. Orgueilleuse de sa beauté, elle avait été une fille sage jusqu’à vingt-sept ans. Sa froideur naturelle l’avait préservée. Mais, à vingt-sept ans, cet orgueil fou, courroucé d’attendre, la rage d’une curiosité qui perdit Ève, le regret, plus affreux qu’un remords, qui commençait pour elle, d’avoir perdu sa jeunesse, la firent succomber. Ses passions violentes, mais toutes de tête, ne descendirent jamais plus bas que ses yeux. Tout le pays l’avait courtisée sans succès, quand elle tomba volontairement sur la dernière flatterie d’un monceau d’hommages, entassés vainement à ses pieds superbes depuis dix ans. C’était le temps où Sang-d’Aiglon