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Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/294

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aux mêmes choses mortes ? Le vieux Soutyras, car tout est vieux autour de moi, l’annonçait, en soulevant devant lui, d’un bras tremblant de la terreur qu’il inspirait à tous, la portière que voilà là-bas, et alors il entrait, le front sous sa cape, et il s’en venait me baiser de ses lèvres mutilées cette main solitaire, à laquelle les baisers du respect ont manqué depuis que la vieillesse et la Révolution sont tombées sur ma tête chenue. Puis il s’asseyait… et, après quelques mots, il s’abîmait dans son silence et moi dans le mien ! Car, depuis que la Chouannerie était finie et qu’il n’y avait plus d’espoir de soulèvement dans cette misérable contrée où les paysans ne se battent que pour leur fumier, il n’avait plus rien à m’apprendre, et nous n’avions plus besoin de parler.

— Quoi ! comtesse, — m’écriai-je, croyant qu’au moins cette intimité grandiosement sévère entre cet homme si viril, vaincu, et cette femme dépossédée de tout, excepté de la vie, laissait échapper dans cette solitude de fiers cris de rage et de regret, — vous ne parliez même pas ! Et vous avez ainsi vécu pendant des années !

— Seulement deux ans, — fit-elle, — le temps qu’il demeura à Blanchelande, quand toute espérance fut perdue, jusqu’à sa mort… Qu’avions-nous à nous dire ? Sans parler, nous nous entendions… Si, pourtant ! il me parla encore une fois, — fit-elle en se ravisant et en baissant un chef qui branlait, comme si elle eût cherché un objet perdu entre son busc et sa poitrine, par un dernier mouvement de femme qui cherche ses souvenirs là où elle mettait ses lettres