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Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/293

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dale, de cette décrépite à qui la vieillesse avait arraché les dernières exaltations, s’il y en avait jamais eu dans ce caractère, auquel les guerres civiles avaient donné le fil et le froid de l’acier, l’abbé de la Croix-Jugan était, autant que dans les appréciations de l’honnête fermier, un de ces personnages énigmatiques et redoutables qui, une fois vus, ne peuvent s’oublier.

Maître Tainnebouy en parlait beaucoup par ouï-dire, et pour l’avoir entr’aperçu une ou deux fois du bout de l’église de Blanchelande à l’autre bout, mais la vieille comtesse l’avait connu… Elle ne l’avait pas seulement vu à cette distance qui transforme les bâtons flottants ; elle l’avait coudoyé dans cet implacable plain-pied de la vie qui renverse les piédestaux et rapetisse les plus grands hommes :

« Voyez-vous cette place ? — me disait-elle le jour que je lui en parlai, et elle me désignait de son doigt, blanc comme la cire et chargé de bagues jusqu’à la première phalange, une espèce de chaire en ébène, de forme séculaire, placée en face de son dais ; — c’était là qu’il s’asseyait quand il venait à Montsurvent. Personne ne s’y mettra plus désormais. Il a passé là bien des heures ! Lorsqu’il arrivait dans la cour, moi qui suis toujours seule dans cette salle vide, avec les portraits des Montsurvent et des Toustain (c’était une Toustain que la vieille comtesse Jacqueline), je reconnaissais le bruit du sabot de son cheval, et je tressaillais dans mes vieux os sans moelle et dans mes dentelles rousses, comme une fiancée qui eût attendu son fiancé. N’étions-nous pas fiancés