Aller au contenu

Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

sait : « Quand on parle d’une affaire dans un journal, elle est fichue. » Celui qui étudierait les collections des feuilles dont les directeurs ont le plus exigé et le plus obtenu pourrait n’y rien voir de suspect. Il disait encore : « On peut menacer les gens d’un poignard de carton, mais il ne faut pas le leur montrer, car ils vous rient au nez. » Le journal était leur moyen de relations.

De 81 à 86, au café de Madrid, au café de la Porte-Montmartre, au café Cardinal, il y eut la Bourse aux décorations et aux places. Le ministère Rouvier (84-85) fut l’apogée de ce système, que le général Boulanger interrompit, et qui réapparut en 87. Les gens de province affluaient. Décorations, avancements, concessions, tout était trafic. Renaudin fut mené quelquefois sur ces marchés par les agents divers qui rabattaient pour Portalis. Dans les bureaux de la Vérité, courait cet axiome : « Avec les hommes politiques, le tout c’est de pouvoir offrir. Trouver l’intermédiaire et construire la phrase de proposition, voilà les deux points délicats. » L’orgueil de Portalis écartait rudement les combinaisons de quatre sous ; il n’acceptait que les grosses sommes.

La Vérité avait rapporté des bénéfices énormes qui servirent à payer les dettes des entreprises personnelles où régulièrement son directeur échouait. Ainsi ses besoins d’argent n’étaient pas satisfaits, et d’autre part, pour peser utilement sur les ministres, en faveur de tous ses clients, il demeurait dans une sorte d’opposition bizarre qui ne satisfaisait ni les opposants déterminés ni les gouvernementaux. Il n’était pas encore député. On le craignait, et partant on le prisait très haut ; mais, en dépit d’une influence incon-