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Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/326

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GRANDGOUJON

Et il en eut une vraie joie.

Il était cinq heures et demie. On marchait déjà sur le boulevard ; des voix montaient. Des gens s’arrêtèrent pour occuper les bancs. Puis des soldats vinrent, territoriaux qui firent la haie le long des trottoirs. On les interrogea :

— À quelle heure que ça doit passer ?

Et comme ils ne savaient rien, paisiblement, on se groupa derrière eux pour attendre.

La foule s’ébauchait. C’était un matin sans chaleur, un peu humide : une buée légère marquait la première émotion de la grande ville.

Au bout d’une heure, Grandgoujon, nerveux, réveilla le petit, et le conduisit sur le balcon. Des deux mains, l’enfant s’accrocha à la rampe : il avait les cheveux mêlés et les yeux fixes.

— Tu vas voir, lui dit Grandgoujon, passer des soldats… des soldats comme moi et le brave homme qui t’a amené… C’est ma maman à moi qui aurait été heureuse ce matin : elle les aimait tant ! Car ces soldats que tu vas voir se sont éreintés pour nous, pour toi, comprends-tu, pour que tu n’aies pas un petit casque à pointe sur la caboche !… Mais ris donc quand je te dis des choses drôles : tu es sérieux comme le Pape !

Le petit regardait, pétrifié. Et Grandgoujon ne sut jamais si ce spectacle de la rue le glaçait d’horreur ou l’emplissait d’une joie sacrée.

Sur le balcon de Madame des Sablons, au-dessus, on entendait parler. Grandgoujon n’osait pas renverser la tête pour voir. Elle avait des amis. Colomb ? Moquerard ? S’il montait, lui