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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/263

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C’était une sentinelle prussienne du corps d’occupation.


Ya.

Au bout de tant d’années, quarante, je l’ai encore dans l’oreille, ce grognement sinistre, pareil au croassement de l’oiseau noir, et je reconnaîtrais la voix qui me le jeta du fond de cette guérite. Le soldat allemand n’en sortit point du reste, je ne vis ni son casque ni son dreyse, il demeura enfoncé dans l’ombre, abrité de la pluie qui ruisselait, tel un hibou dans une crevasse.

Et je passai, le cœur serré. Qui était-il ce surveillant nocturne d’un carrefour enténébré et quelle identité d’homme, bénévole peut-être, se cachait sous l’uniforme d’un guerrier rébarbatif, ne demandant qu’à boire un coup à la fraternité des peuples ? C’est si bête et si factice, la guerre ! Est-ce qu’on sait qui on tue, qui vous tue et pourquoi l’on se tue ? Nous avions tous, en ce temps-là, à Paris, des camarades allemands, fils de Gœthe, d’Hegel ou de Beethoven, qui, rappelés de l’autre bord du Rhin, nous avaient fait leurs adieux en pleurant pour revenir nous combattre, et bombarder les ateliers, les écoles, le quartier où ils avaient appris leur art et laissaient le meilleur d’eux-mêmes. J’en sais un, le peintre Sch…, qui, pris dans l’étau de ce dilemme affreux, déserter sa patrie ou sa maîtresse dont il avait une petite fille, était décidé à se suicider. Nous dûmes le conduire nous-mêmes à la gare. Il sanglotait, le malheureux. Connaissez-vous rien de plus shakespearien que le : au revoir ! que nous lui jetâmes en entraînant sa petite famille ? Il ne la revit jamais.