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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/138

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avait-il dit à Estelle en l’embrassant, rabats chez moi ton jeune négrier.

Tous les éditeurs étaient à ses yeux des trafiquants de chair humaine. C’est la doctrine romantique, l’auteur et l’éditeur s’entre-dévorent. Aussi la surprise de Flaubert s’était-elle exaltée jusqu’à la stupeur lorsque le négrier lui était apparu sous les espèces d’un jeune homme, écarquillé d’admiration, qui lui avait signé tout ce qu’il avait voulu, bouche bée. — C’est l’éditeur des anges et l’ange des éditeurs, nous disait-il en piquant le sol de l’index, selon son geste familier. Pourvu qu’on ne nous déplume pas ce merle blanc !…

Et il était reparti travailler à ce Bouvard et Pécuchet qu’il ne devait pas finir, et modeler dans le néant son prodigieux Duc d’Angoulême. Je ne le revis que l’année suivante, au théâtre du Vaudeville, au cours des répétitions du Candidat.

Il y était venu assister aux dernières études de cette « farce » qu’il croyait désopilante. Flaubert n’avait certainement aucune conscience critique de son génie. Il se croyait doué du don de bouffonnerie de haute graisse et il se faisait fort de faire sauter de rire les ceintures aux bedons des badauds par des turlupinades de Pont Neuf. Son chef-d’œuvre était pour lui la pantalonnade furibarde dénommée : « Le Pas du créancier » qu’il avait apprise à Gautier et qu’ils dansaient ensemble à Neuilly avec des contorsions d’Aïssaouas et de derviches tourneurs.

— Ça, c’est du théâtre, s’écriait-il en s’effondrant, ruisselant, sur les divans, et du vrai !

Quand il vit à quelle mise en scène Carvalho avait accommodé son pauvre Candidat, il sortit