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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/165

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même dans cet état d’enthousiasme où l’on se plaît à imaginer Pindare, et mieux encore le divin Orphée. Il a vécu sa vie suspendu aux nuées par la fumée de sa cigarette. Il ne touchait terre de l’orteil que pour aller rue Laffitte chez un confiseur, « mon cher ami, prodigieux et unique, qui savait confire et qui en tenait le secret inouï du confiturier de la table des dieux ou d’une grande dame de province, pleine d’aïeux morts en Terre Sainte ». En sortant d’y faire emplète ou commande, il traversait le passage Choiseul et entrait au hasard chez Lemerre pour y réclamer ses épreuves. C’était pain bénit que de s’y trouver ces jours-là, car il était le causeur des causeurs et le semeur à mains pleines de ces vérités divinatoires que les imbéciles de tous les temps appellent : paradoxes.

— Ah ! s’écriait de son comptoir l’éditeur des poètes dont la langue fourchait au bruissement de tant de rimes, voici Théoville de Bandore qui vient ici respirer le libre air !

— Oui, mon cher Lephonse Almère, dans le célèbre Choisage Passeul dont vous êtes le Firdot Mindi, que dis-je le Zevierel !…

Et, renouvelé à chaque visite, ce salut à la limousine illimitait la joie du maire de Ville-d’Avray.

Théodore de Banville était un puits sans fond d’anecdotes, de contes, de traits, qu’il tirait à pleins seaux de sa mémoire ou de son imagination, mais le passé lui en fournissait toute la provende. Il en référait peu aux contemporains vivants et ce qu’il en disait était toujours à leur honneur et avantage. On sait qu’il divisait sommairement l’espèce humaine en deux classes, sans plus : ceux qui aiment