Aller au contenu

Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

Il est probable qu’il dut à sa filiation l’avantage d’entrer chez Alphonse Lemerre, au double titre de lecteur des manuscrits et de scoliaste éditorial des classiques, aux émoluments de cent francs par mois, « somme en délire », comme disait Banville. Il en arrondissait le casuel par de menus travaux littéraires chez son ami Étienne Charavay, le paléographe, et, de ce qui restait d’encre dans sa bouteille, il pouvait encore teindre aux points de suture sa redingote blanchissante.

J’avais pour lui une vive sympathie. Docile à un instinct d’art qui m’a rarement trompé, je flairais en lui une personnalité de haut rang, encore indécise sur sa voie, mais marquée de la fortune. — Tu sens le gros lot, lui disais-je, prends des billets. — À quelle loterie ? riait-il. — À la bonne. — Qui est ? — Je ne sais pas. Plus tard, quand, jetant sa lyre aux pieds d’André Chénier, il publia Le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut, il ne me fut pas difficile de lui désigner, avec tout le public du reste, ladite bonne loterie, celle de la prose. À son premier roman il en eut le billet gagnant. La bicyclette de la Fortune venait de s’arrêter à sa porte.

Anatole France, que je me retiens d’appeler, selon l’esprit lemerrien, Anatance Frole, puisqu’il n’a pas hésité lui-même à nommer Bergeret un grotesque de son encre, arrivait généralement vers six heures, soit avec Leconte de Lisle qui l’aimait beaucoup alors, soit plus souvent seul, de ce pas de musard, coupé d’arrêts brusques, où l’on reconnaît les rêveurs ou les collectionneurs. Il semblait n’avoir qu’une vague aperception des choses et gens de la rue, mais aucune devanture de magasin n’avait échappé, à droite ou à