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Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/38

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connexion. Mais entre la société où nous vivons et l’humanité en général il y a, nous le répétons, le même contraste qu’entre le clos et l’ouvert ; la différence entre les deux objets est de nature, et non plus simplement de degré. Que sera-ce, si l’on va aux états d’âme, si l’on compare entre eux ces deux sentiments, attachement à la patrie, amour de l’humanité ? Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ; comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons a l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale. Il n’a été question que de celle-ci jusqu’à présent. Le moment est venu de passer à l’autre.