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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/11

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LE NID DE CIGOGNES.

La maison était construite en bois, couverte en ardoises ; l’étage supérieur surplombait, comme dans les chalets suisses ; vieille, délabrée, branlante, elle semblait devoir s’écrouler sur les voyageurs assez abandonnés de Dieu et des hommes pour s’y arrêter.

C’était là cependant que Frantz vivait habituellement depuis plusieurs mois ; c’était là que ses amis, Albert et Sigismond, l’attendaient le soir du jour où commence cette histoire.

La trompe lugubre du veilleur de nuit venait d’annoncer l’heure du couvre-feu aux paisibles habitans du village. Dans une salle basse ou stubé, garnie seulement de tables et de bancs boiteux, à peine éclairée par une vieille lampe, les deux étudians charmaient leurs loisirs en fumant et en buvant de la bière, ces occupations favorites de tout bon Allemand.

Assis en face l’un de l’autre, devant une table chargée de pots et de chopes vides de pain et de sacs à tabac fraternellement confondus, ils faisaient jaillir de leurs grosses pipes de meerschaum des tourbillons de vapeur. Les coudes appuyés sur la table et le menton dans leurs mains, ils gardaient un silence nonchalant.

Tous les deux portaient le costume alors adopté dans les écoles : redingote boutonnée, ceinture de cuir, casquette plate de dimensions microscopiques. Tous les deux avaient aussi ces cheveux blonds, ces yeux bleus, ces têtes larges, signes indélébiles de la race germanique.

Cependant leurs traits présentaient certaines différences tranchées qui s’étendaient aussi à leurs caractères. Sigismond Muller, le plus âgé, était un grand jeune homme robuste et bien fait. Son visage régulier eût été froid et sec si une certaine vivacité dans le regard ne fût venue l’animer par momens. Cette vivacité, il est vrai, semblait uniquement concentrée dans ses yeux, car il souriait rarement, et les muscles raides de sa figure n’exprimaient jamais la malice et la gaieté. Cependant Sigismond passait à l’université d’Heidelberg pour le lustig le plus enjoué du landsmannschaft, et sa réputation était méritée. Il jouissait de cette faculté, plus commune dans sa patrie que partout ailleurs, de dire et de faire des choses plaisantes avec un sérieux imperturbable ; sa gravité même était un piquant assaisonnement de ses railleries. Du reste, ami sûr et dévoué, plein de sens et de tact, il était le favori de Frantz, qui avait éprouvé plus d’une fois ses solides qualités.

Son compagnon Albert lui était inférieur sous tous les rapports. Albert était l’étudiant pur sang, querelleur, débauché, bruyant. À l’Université, il s’occupait constamment à jouer de mauvais tours aux philistins (les bourgeois de la ville), ou à expliquer le Comment, ce code des écoliers modernes, aux camarades récemment débarqués. Il recherchait les costumes les plus ridicules. Ses cheveux et sa barbe étaient d’une longueur démesurée ; ses maigres jambes se perdaient dans d’énormes bottes à l’écuyère. Au cabaret, personne ne parlait plus haut de la liberté de l’Allemagne et ne chantait les hymnes patriotiques avec une plus belle voix de basse.

Malgré tous ces avantages, Albert Schwartz craignait et respectait Sigismond ; en toutes circonstances il lui manifestait une grande déférence, souvent même une obéissance aveugle. Nous en saurons bientôt les motifs.

Les deux amis avaient déjà tourné plusieurs fois les yeux vers la porte extérieure avec quelque impatience. Albert Schwartz, rejetant en arrière, par un brusque mouvement de tête, ses longs cheveux qui l’aveuglaient, dit enfin à son compagnon avec une gravité fanfaronne : — De par le codex palatinus, que nous avons repris à ces vils esclaves de Français, et que nous avons réintégré bel et bien dans notre bibliothèqué de Heidelberg, je veux, ami Sigismond, te communiquer une idée qui m’est venue.

— Communique, dit gravement Muller.

— Eh bien ! Frantz se moque de nous, aussi sûrement que l’Allemagne sera libre un jour et que je vais boire cette chope de bière. Et il vida son verre d’un trait. Sigismond, habitué aux paroles creuses de son compagnon, resta impassible comme s’il n’eût rien entendu. Albert, reprit, en posant bruyammentsa chope sur la table :

— Je dis qu’il se moque de nous et j’argumente ainsi : Pourquoi nous a-t-il fait venir dans ce trou de campagne où il n’y a pas de philistins à molester, et où la perruque de notre prorecteur, le docteur Olken, est aussi inconnue que la dernière comète télescopique ?… Voilà mon premier point. Pourquoi, après cette cérémonie papiste de la nuit dernière, où ni toi ni moi, bons protestans s’il en fut, n’avons rien compris, ne nous a-t-il pas laissé retourner, à Heidelberg, au lieu de nous claquemurer dans cette taverne de village ? Voilà mon second point. Et comme je ne trouve pas de réponse à ces deux argumens, je conclus… ce qu’il fallait démontrer. — Il avait prononcé ces paroles avec la gravité pédantesque d’un professeur dans sa chaire ; mais ce bavardage scolastique glissa encore sur l’imperturbable Muller, et ne dérangea même pas la péridiocité de ses peuh ! peuh ! Encouragé par ce silence, l’étudiant continua ses folles observations : — Car enfin, reprit-il avec emphase, on peut se demander, ami Sigismond, comment toi et moi, les flambeaux de l’Université, nous nous sommes éclipsés sur un simple appel de notre camarade Frantz. Certainement, un de ces jours, il y aura vacarme dans les rues d’Heidelberg à cause de toi ; on réclamera Sigismond, ce héros glorieux, ce savant représentant de la jeune Allemagne, emprisonné sans doute par les ennemis de nos libertés… Quant à moi, c’est bien autre chose : pendant mon absence, je le parierais, il n’y aura pas un seul cours de magnétisme, d’anatomie et de métaphysique à l’Université.

— Bah ! répliqua gravement Sigismond.

— Je le dis et je le prouve. Tu sais que ces trois cours sont faits par le docteur Serstertius, homme d’habitude et maniaque au dernier point. Il ne pourra prononcer un mot s’il ne me voit pas, comme à l’ordinaire, sur le premier banc à gauche, en face de sa chaire… il connaît ma vieille redingote verte, trouée au coude, et chaque jour, avant de commencer ses cours, il la cherche des yeux dans la foule. S’il n’aperçoit pas la redingote et le trou au coude, il se trouble, balbutie, et la leçon s’en va au diable ; j’en ai déjà fait l’expérience bien des fois.

— On pourra mettre à ta place un mannequin revêtu de tes habits, dit son compagnon avec le même flegme ; le docteur s’y méprendra.

Albert eut envie de se fâcher ; mais, avant de répondre à ce sarcasme, il avala lentement un nouveau verre de bière ; quand il le déposa sur la table, sa colère était passée.

— Je ne sais pas, reprit-il froidement, si d’après notre code d’honneur, le Comment, cette expression de mannequin est une injure grave, car certainement elle ne s’y trouve pas consignée ; aussi n’essayerai-je pas cette fois de prendre mes avantages[1] contre un ami… Mais, pour revenir au camarade Frantz, je ne vois pas pourquoi, toi et moi, la fine fleur des landsmannschaften, nous tournons ainsi à tous ses caprices. Tu dois avoir tes raisons pour le laisser dominer par lui ; mais tu ne m’as jamais dit ni qui il est, ni d’où il vient. Il est tombé un beau jour à Heidelberg sans être connu de personne et sans connaître qui que ce fût… Il s’est mis à suivre les cours universitaires, se tenant à l’écart jusqu’au jour où il s’est fait recevoir parmi les landsmanschaften. Ses duels n’ont jamais eu grand retentissement ; excepté ces deux camarades qu’il a blessés ou tués, je crois, l’automne dernier, il n’a pas eu d’affaire d’éclat, et son schlœger doit se rouiller s’il ne lui donne pas plus d’occupation… Cepen-

  1. Les étudians allemands appellent prendre ses avantages répliquer à une injure par une injure plus grave, jusqu’à ce que l’un des deux adversaires traite l’autre d’imbécile. C’est là, d’après le Comment, l’expression la plus outrageante dont on puisse se servir, et il faut du sang pour l’effacer.