Aller au contenu

Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

dant tu t’es engouée de lui au point de le suivre partout, de te sacrifier pour lui en toutes circonstances. Écoute donc, camarade, il a manqué de confiance avec nous dans l’affaire de son mariage secrét : il ne nous a pas dit…

— Qu’importe !

— Eh bien ! il m’importe beaucoup à moi. Je ne veux plus rester ici, à moins qu’on ne m’apprenné…

— On ne l’apprendra rien et tu resteras.

— Je n’obeirai pas, à moins que je ne sache…

— Tu ne sauras rien et tu obéirás.

— Mais enfin, dit Schwartz révolté, je suis un homme libre, moi, et je hais la tyrannie !

Sigismond sortit enfin de son apathie, il se redressa, posa sa pipe sur la table, et, jetant un regard rapide autour du lui, il dit d’une voix basse et sombre :

— As-tu donc oublié, camarade, qu’il faut veiller sans cesse, car nul ne sait quand viendront le jour et l’heure ?

En entendant ces paroles mystérieuses, Albort tressaillit et devint légèrement pâle. Muller, satisfait de l’impression qu’il avait produite, reprit sa pipe et retomba dans sa gravité asiatique.

— Oui, oui, je comprends, dit enfin Schwartz en essayant de sourire, c’est encore une épreuve, n’est-ce pas ?… Je sais que je dois obéir aveuglément à quiconque prononce ces paroles sacrées, je mériterai ainsi d’être initié tout à fait aux rites redoutables de la société sécrété des…

— Téméraire ! interrompit Sigismond en roulant de gros yeux, es-tu donc las de la vie ?

— Personne ne peut nous entendre ! Zelter, le vieux lutherien, lit la Bible dans sa chambre, et sa fille Augusta jase avec la servante là-bas dans la cuisine… Pendant que nous sommes seuls, réponds moi un seul mot : n’occupé-t-il pas un grade éminent dans cette sacro-sainte société dont tu es un des adeptes, et dont moi je ne suis qu’un humble frère servant, encore soumis à de longues et difficiles épreuves ?

Sigismond garda le silence.

— Réponds-moi, frère, si ton serment ne s’y oppose pas… Je n’hésiterais pas à reconnaitre Frantz comme mon supérieur, si j’étais sûr que comme toi il appartient…

— Il est ton supérieur, répliqua laconiquement Muller. Albert fit un geste de triomphe, comme s’il et enfin arraché à ton taciturné compagnon un secret de la plus haute importance.

— Alors je m’explique tout, dit-il ; les allures mystérieuses de Frantz, cette obstination à cacher son nom, le secret dont il a enveloppé son mariage… C’est un agent, un dignitaire sans doute de cette société terrible qui doit un jour régénérer l’Allemagne ! Oh ! je lui obéirai, je me prosternerai devant lui s’il le faut, je…

— Te tairas-tu ? — dit Sigismond d’une voix sourde. Il reprit bientôt avec un accent solennel : — Quand tu sollicitas de moi la faveur immense d’être admis dans cette société dont le nom sanctifie les lèvres qui le prononcènt, souviens-toi de ce qui arriva : je te bandai les yeux, et, par une nuit sombre, je te conduisis à l’endroit où les initiés célébraient leurs mystères. Tes yeux étaient clos, comme symbole des ténèbres qui règnent encore dans ton esprit, mais tes oreilles étaient ouvertes et la langue était déliée. Te souviens-tu des paroles qui te furent adressées, lorsque, après avoir juré sur un poignard de garder un secret inviolable, une voix sembla sortir des entrailles de la terre…

— Je m’en souviens, cette voix disait : Purus esto, sobrius esto, prudens esto !

— La pureté, là sobriété, la prudence, voilà ce que l’on exige d’abord de l’aspirant à l’initiation ; as-tu rempli toutes ces conditions ?

— Mais je le pense : la pureté… ce n’est pas difficile, et pour cause… la sobriété, je ne crois pas y manquer en vidant un pot de bière comme tout bon étudiant de la plus vieille université germanique… quant à la prudence, je ne vois pas trop comment je pourrais en manquer.

— En parlant toujours de la sainte société, au risque de révéler aux profanes ses redoutables secrets.

— Et quels secrets pourrais-je révéler ? je n’ai rien vu, je ne sais rien. Tu m’as conduit, la nuit, hors de la ville, en plein air ; on m’a posé quelques questions assez… frivoles ; puis on m’a renvoyé en me disant que j’étais admis à commencer mon temps d’épreuves, et que j’aurais à obéir à quiconque prononcerait certaines paroles connues de toi… Depuis ce temps, je me suis fait ton esclave, et te suis partout au moindre signe…

— Et cependant, homme de peu de foi, tu as des doutes… tu demandes des explications !

— Pardonne, frère Sigismond, j’ignorais que Frantz fat initié… Mais à présent, je te le promets, fût-il le malin en personne, épousât-il en secret ou autrement tout le Palatinat, je serai aveugle comme une taupe, muet comme un poisson, docile comme…

— C’est ainsi que tu mériteras d’être admis parmi les élus ! dit Muller d’un air mystique en levant les yeux au ciel.

IX


Il y eut un moment de silence ; peu à peu la gravité solennelle de Sigismond avait glacé la verve fanfaronne d’Albert ; mais celui-ci, quel que fût son désir de se tirer à son honneur de toutes les épreuves imposées par son ami, n’était pas homme à rester longtemps immobile et muet.

Huzzah pour la liberté ! cria-t-il tout à coup en frappant sur la table ; je crois que nous n’avons plus de bière… Hola meinher Zelter… demoiselle Augusta… un pot bien vite ! un pot grand comme le tonneau d’Heidelberg. Nous sommes menacés de périr de soif !

À cet appel bruyant, deux voix répondirent de côtés différens : l’une fraîche et argentine, l’autre grave et chevrotante. En même temps deux personnes entrèrent dans la salle : une grande jeune fille blonde et fraîche, aux cheveux nattes, au jupon rouge, assez court pour laisser voir des bas bleus à coins brodés ; et un vieillard, vêtu de brun, des lunettes de corne sur le nez.

— Vous êtes aussi bruyant que Tophet, dit celui-ci d’un nasillard ; j’étais absorbé dans une pieuse lecture quand vos cris m’ont tiré de mes méditations ; je croyais encore entendre ces Français, ces enfans de Bélial, qui autrefois envahissaient mon hôtellerie et me faisaient gagner leurs florins de perdition… Eh bien ! jeunes gens, que voulez-vous ?

— De la bière, meinher Zelter, pour boire à la confusion de ces Français et à la liberté de l’Allemagne.

— Un moment, dit le vieux luthérien en comptant les pots vides qui se trouvaient sur la table, vous avez déjà pris à l’excès de cette boisson, et il est écrit : « Tu ne souffriras pas que la créature abuse de mes dons. D’ailleurs, je n’ai pas encore vu la couleur de votre argent, et…

— Eh bien ! Frantz ne vous a-t-il pas dit qu’il répondait pour nous, maître Zelter ?

— Hem ! hem ! monsieur Frantz lui-même est en retard avec moi, et il est écrit : « Il faut rendre à César de qui appartient à Gésar. »

Cependant Albert affirma d’un ton piteux que son compagnon et lui étaient mourans de soif, et le vieux luthérien permit à sa nièce de leur servir encore une petite mesure de bière. Sur que cette prescription serait exécutée à la lettre, il alla retrouver sa Biblé dans la pièce voisine…

En effet, Augusta reparut bientôt avec un pot de dimension si modeste, que le contenu devait disparaître aisément dans un seul des vastes gobelets des étudians.

— Le vieux ladre ! dit Schwartz avec indignation, nous