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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/15

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LE NID DE CIGOGNES.

fugié dans une université, où, confondu parmi les jeunes gens de son âge, sous un nom supposé, il comptait échapper à toutes les recherches. Lá vente de ses bijoux, certaines valeurs à lui appartenant qu’il avait emportées, le mettaient à même de vivre modestement dans l’obscurité. En apprenant ces nouvelles, Son Altesse m’a ordonné de me mettre à la recherche de ce fils rebelle…

— Son père a donc l’intention de lui pardonner ?

— Il ne m’appartient pas de pénétrer les secrets de mon souverain… J’ai mes instructions, que j’exécuterai fidèlement… Peut-être Son Altesse craint-elle que son fils ne contracte un mariage indigne de l’illustre maison dont il sort. Enfin j’ai reçu l’ordre, dans le cas où je rencontrerais le jeune comte, de le conduire immédiatement à Munster, et de le mettre en possession de sa prébende. À son refus, je solliciterais un ordre d’extradition contre lui, et je le conduirais à Hohenzollern, de force s’il le fallait.

— Je comprends… Mais, avez-vous vu jamais le comte Frédéric ? Vous serait-il possible de le reconnaître, si vous vous trouviez en sa présence ?

— Je n’oserais l’affirmer ; il était tout enfant lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, et dix années, vous ne l’ignorez pas, apportent de grands changemens dans l’extérieur d’un jeune homme.

— Comment alors comptez-vous le reconnaître au milieu de cinq cents étudians de son âge ?

Cela ne me sera pas bien difficile, surtout si vous m’accordez un peu d’aide… Vous savez quels sont ceux de ces étudians qui appartiennent à la ville, ou ceux dont le nom et le rang avoués ne donnent prise à aucun soupçon… Les recherches porteront donc seulement sur un petit nombre de jeunes gens dont l’origine et les allures prêteraient tant soit peu au mystère. Je possède un signalement exact du comte ; il me suffira de le consulter pour distinguer aisément le fils de mon auguste maître.

Sigismond resta un moment pensif et silencieux ; le chambellan le regardait fixement.

— Eh bien ! mon jeune ami, dit-il d’un ton caressant, êtes-vous disposé à reconnaître ma confiance en vous, et à m’aider dans mes recherches ?

— Volontiers, monsieur, et ces recherches ne seront pas longues, je l’espère.

— Quoi mon brave jeune homme, s’écria Ritter transporté, vous connaîtriez déjà…

— Je ne puis rien affirmer encore, mais j’ai des soupçons que je compte éclaircir bientôt.

Le chambellan allait se répandre en protestations et en promesses, quand la porte s’ouvrit brusquement ; Frantz, pâle, bouleversé, les vêtemens en désordre, se précipita dans la salle. Il ne s’aperçut pas d’abord que la personne attablée avec Sigismond n’était pas Albert Schwartz.

— Mes amis, mes chers camarades, dit-il avec accablement en se laissant tomber sur un siége, vous ne pouvez partir demain pour Heidelberg, comme nous en étions convenus… Jamais plus qu’en ce moment je n’eus besoin de vos services… Demain, au point du jour, le major de Steinberg va conduire Wilhelmine à Manheim ; Fritz Reutner est allé tout à l’heure retenir une barque… On veut m’enlever Wilhelmine !

Sigismond se leva de table, courut à lui et le prit par la main pour l’entraîner hors de la salle. Frantz se laissait conduire machinalement. Tout à coup, le chevalier Ritter se plaça devant eux, et dit à Muller avec anxiété :

— Quel est ce jeune homme, monsieur ?… Ses traits me rappellent des souvenirs… Je vous ordonne… c’est-à-dire je vous supplie instamment de me dire le nom de ce jeune homme.

Sigismond ne répondait pas ; Frantz regardait d’un air effaré ce personnage inconnu.

— Monsieur, reprit le chambellan de plus en plus ému et agité, je vous somme de me dire…

— Eh pardieu ! messieurs, répliqua Sigismond avec son imperturbable sang-froid, sans lâcher la main de Frantz, j’ai oublié de vous faire faire connaissance… Frantz, monsieur le chevalier Ritter est le nouveau maître du château de Steinberg… de plus il est chambellan de Son Altesse le prince de Hohenzollern, et il vient ici pour…

À ce seul nom de Hohenzollern, la main de Frantz avait reçu comme une secousse électrique. Sigismond se retourna vivement pour regarder son camarade en face ; Frantz détourna les yeux.

— Mais lui, lui ! son nom ? répéta le chevalier.

— Lui, monsieur le chevalier, il s’appelle Frantz Stoppels, il est le fils d’un des plus riches tonneliers d’Heidelberg.

Le chambellan resta un moment stupéfait, puis il partit d’un éclat de rire dédaigneux.

— Le fils d’un tonnelier ! grommela-t-il en retournant à sa place ; où avais-je donc la tête ?… Voiià une méprise qui me perdrait de réputation si elle était connue de mes ennemis à la résidence.

Les deux jeunes gens avaient disparu.

XI


Les premiers rayons du soleil levant pénétraient à travers les vitres d’une étroite fenêtre dans cette chambre de la tour de Steinberg où le baron avait passé la nuit.

Cette pièce, de forme carrée, froide et sombre, voûtée à sa partie supérieure, ainsi que l’indiquait son nom, conservait encore le caractère fruste des temps barbares où elle avait été construite. La porte, qui s’ouvrait sur un petit escalier en colimaçon pratiqué dans la tourelle voisine, était lourde, massive, garnie de lames de fer ; des dalles usées par le pied de plusieurs générations formaient le plancher. Les murailles étaient si épaisses que la fenêtre semblait percée au fond d’un couloir de six pieds de long. La lumière, resserrée par cette espèce de conduit, affaiblie par des vitres jaunes garnies de plomb, formait comme un faisceau blafard, et laissait une partie de cette chambre dans la pénombre.

On distinguait cependant à cette lueur douteuse quelques meubles antiques en harmonie avec la chambre elle-même. C’étaient un lit en bois de chêne sculpté, des fauteuils à dossiers gigantesques, de grandes armoires et des bahuts de bois noir. Comme ornemens, des trophées d’armes rouillées étaient suspendus aux murailles. Plusieurs panoplies se dressaient dans les angles obscurs, avec leurs visières baissées ; on eût dit les ombres belliqueuses des anciens Steinberg contemplant en silence leur dernier héritier.

Le major se promenait d’un pas lent et mesuré ; il passait et repassait à travers le courant de lumière.

Quoique très jeune, Henri de Steinberg était d’une taille presque colossale. Sa capote militaire, fort juste, faisait encore ressortir les mâles et vigoureuses proportions de toute sa personne. Sa démarche était majestueuse, quoique un peu raide, son geste fier. Ses traits, fortement accusés, ne manquaient pas de noblesse, mais ils étaient durs et sévères ; peu de personnes pouvaient supporter l’éclat de son œil gris, surtout lorsqu’il était irrité. Une grosse moustache rousse, qui cachait en partie sa bouche, et deux épais sourcils qui se rejoignaient sur son front, ajoutaient encore à l’imposante rudesse de sa physionomie.

Il se promenait ainsi depuis longtemps, depuis la veille peut-être, car le lit n’était pas défait ; l’épée et le chapeau galonné du major se trouvait encore sur la vieille courtine jaune où il les avaient posés en arrivant ; sur la table une lampe achevait de consumer sa mèche fumeuse sans répandre de lumière.

Malgré tous ces signes d’une solitude profonde, quelqu’un était déjà venu troubler les méditations du baron, car la porte était restée entr’ouverte.