Aller au contenu

Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

comme des remords : il m’a supplié de lui accorder un répit jusqu’à demain ; il veut sans doute préparer sa jeune sœur à quitter l’habitation de ses ancêtres. J’étais trop délicat pour lui refuser cette satisfaction. D’ailleurs, il m’a fait entendre que le château devait être assez mal fourni de provisions, et je me suis décidé à chercher un gite dans ce taudis… Voilà comment il se fait, messieurs, que le chevalier Ritter, le chambellan, presque l’ambassadeur de Son Altesse le prince d’Hohenzollern, en est réduit à passer ici la nuit.

Les efforts du voyageur pour éblouir les deux étudians et pour les décider à se montrer plus communicatifs eurent cette fois une espèce de succès. Albert porta la main à sa casquette, prêt à l’ôter au moindre signe de Sigismond, et celui-ci avait retiré sa pipe de sa bouche. Le chevalier Ritter remarqua ces signes imperceptibles d’une réaction prochaine ; il voulut frapper un grand coup.

— Holà ! mattre hôtelier, dit-il à Zelter qui entrait en ce moment, en attendant le méchant souper que vous allez me préparer, servez-moi deux flacons de vin du Rhin. Ces braves jeunes gens, qui me paraissent si aimables et si polis, me permettront bien de faire connaissance avec eux en trinquant à la gloire de nos savantes universités.

Pour le coup la glace fut rompue ; les doux casquettes disparurent comme par enchantement ; les pipes furent reléguées toutes pleines encore à l’extrémité de la table, et quand l’hôtelier reparut portant deux bouteilles de forme allongée et trois verres à pied en verre jaunâtre de Bohême, la meilleure intelligence régnait déjà entre le voyageur et les étudians.

La conversation, animée par de fréquentes rasades, ne tarda pas à devenir tout à fait amicale. Le chambellan, avec ses manières flatteuses et insinuantes, paraissait un assez bon diable aux deux jeunes gens. Sigismond s’était enfin départi de sa défiance observatrice, et répondait convenablement aux politesses dont l’accablait le nouveau venu. Quant à Albert, déjà échauffé par les libations de la soirée, il parlait à tort et à travers du magnétisme animal, du vin du Rhin et de l’indépendance de l’Allemagne. À mesure que les jeunes gens devenaient plus expansifs, monsieur Ritter, au contraire, se montrait plus calme et plus circonspect. Sigismond s’en aperçut.

— Te tairaş-tu, méchant ivrogne ? dit-il à son compagnon avec colère ; tu empêches cet honorable monsieur de nous dire quelle affaire l’appelle à l’université d’Heidelberg… Il a des renseignemens à nous demander.

— Et il peut s’exprimer en toute liberté, répliqua Albert avec la feinte gravité d’un ivrogne, nous sommes des citoyens libres, et nous avons le droit de produire nos idées en nous conformant aux lois… Ce vin est excellent ! Parlez, monsieur, parlez ; il n’est pas un étudiant dans tout le burschenleben d’Heidelberg dont je ne puisse vous raconter l’histoire. Il y a d’abord Fritz Lieben, un poltron : il n’a eu que deux duels en un mois, et il a été blessé les deux fois ; il y a Guillaume Komer, qui tous les quinze jours fait danser la fille du professeur d’histoire naturelle Miron, au bal de l’Université. Il y a…

— Finiras-tu, stupide animal ! interrompit Sigismond impatienté.

— Stupide animal ! répéta Schwartz ; tu choisis toujours des injures qui ne sont pas prévues dans le Comment. Ne t’y fie pas, pourtant ; malgré tes épreuves et tes paroles magiques, je finirai…

Le regard de Muller devint si menaçant, que son turbulent camarade se tut et baissa les yeux. Le chambellan sourit avec indulgence.

— Je serais désolé, dit-il, d’être cause d’une querelle entre deux amis… Cependant, je profiterai de vos bonnes dispositions…

— À vos ordres, monsieur, dit Sigismond en s’inclinant.

— Nous vous écoutons de toutes nos oreilles, balbutia Albert.

Et il appuya sa tête contre la muraille : depuis qu’il ne pouvait plus crier, il se sentait une violente envie de dormir, et ses yeux se fermaient malgré lui.

X


Le chevalier Ritter hésita ; il semblait chercher à combiner certains élémens de son récit ou à modifier des circonstances dont il ne voulait pas faire un aveu complet.

— Comme je vous l’ai dit, messieurs, reprit-il, je suis chargé par mon souverain, Son Altesse le prince de Hohenzollern, d’une importante mission… Il s’agit de trouver un jeune homme de famille qui a quitté la résidence pour aller vivre indépendant ; on le croit réfugié dans une de nos universités allemandes… J’ai déjà visité la plupart d’entre elles, mais inutilement ; j’espère être plus heureux à Heidelberg, et j’ai compté sur vous pour faciliter mes recherches.

— Je vous servirais volontiers, monsieur, dit Muller avec réserve, mais vous savez quelles lois régissent les associations universitaires : nous nous défendons mutuellement, nous ne pouvons trahir un de nos camarades…

Monsieur Ritter jeta un regard inquiet sur Albert.

— Il dort enfin ! dit-il à voix basse ; je vous l’avouerai, monsieur, je me défie de votre compagnon ; il est étourdi, léger, et sans doute indiscret… Vous, au contraire, vous êtes un jeune homme convenable, réservé, prudent ; je vous dirai donc franchement quelle est ma position. Si par votre secours j’atteignais le but de ma mission, je me ferais fort d’obtenir pour vous un poste important dans la principauté…

— Je ne suis pas ambitieux, monsieur le chambellan, interrompit Sigismond avec son sang-froid ordinaire mais expliquez-vous avec franchise, je suis obligeant.

— Eh bien donc ! reprit le chevalier Ritter en se penchant encore davantage vers son auditeur, le jeune gentilhomme dont je suis chargé de découvrir les traces est le fils cadet de Son Altesse, le jeune comte Frédéric de Hohenzollern…

Il est bon de dire ici que la principauté de Hohenzollern, dont Ritter faisait si grand bruit, est la plus petite de toute la Confédération, puisqu’elle a seulement quelques milles carrés.

Soit qu’il connût cette circonstance, soit tout autre motif, Sigismond ne parut nullement impressionné par le haut rang du jeune homme perdu.

— Et quelle raison, demanda-t-il, a pu décider le comte Frédéric à quitter sa famille ?

— Je ne vous en ferai pas mystère, car aussi bien cette histoire est connue de tout le monde. Le prince régnant a deux fils : l’aîné, le prince Guillaume, qui doit succéder à son père, et le cadet, le comte Frédéric. Il est d’usage antique, dans l’auguste famille de mon souverain, que le second fils soit toujours chanoine du chapitre noble de Munster, jusqu’à ce qu’il se trouve un évêché vacant ; et ce vieil usage, aucun cadet de cette illustre maison n’a jamais songé à s’y soustraire. Le comte Frédéric a donc été destiné au canonicat, et il a suivi docilement ses cours de théologie ; mais lorsqu’il a fallu entrer dans les ordres, il s’y est refusé obstinément, malgré les instances de son noble père. On croit que certaines discussions survenues entre le comte et le prince Guillaume ne sont pas étrangères à ce coup de tête ; car, s’il est permis à d’humbles sujets de s’ingérer en de pareilles matières, les deux frères ne s’accordaient pas toujours… Quoi qu’il en soit, Son Altesse, irritée de la désobéissance de son fils, le chassa de sa présence. Depuis ce temps, le comte Frédéric a disparu sans qu’on ait su précisément le lieu de sa retraite. Cependant, il y a un an environ, l’on recueillit de vagues renseignemens sur lui ; il s’était ré-