Aller au contenu

Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
241
LE NID DE CIGOGNES.

jor irrité ; je ne sais rien de lui, sinon qu’il est beau, brave, généreux, et que je l’aime !

— Misérable créature ! s’écria le major au paroxysme de la colère en levant la main sur elle, tu oses te vanter en ma présence… !

— Mon frère, dit la jeune fille avec une douceur angélique, sans s’effrayer de ce geste menaçant, si je ne l’aimais pas, ne serai-je pas plus coupable ?

Le major laissa retomber sa main.

— Que puis-je attendre d’elle ? dit-il d’une voix sourde en reprenant sa promenade ; ce n’est pas sur elle d’abord que doit éclater ma vengeance !… Mais l’autre… l’autre, qui est fort, qui est brave, où est-il ? où se cache-t-il ? Je veux voir cet homme, ce séducteur d’enfer !… C’est lui, lui surtout qui doit me rendre compte de cette exécrable intrigue !

— Le voici, major de Steinberg, dit une voix grave et sonore du côté de la porte ; le voici prêt à vous répondre de tous ses actes, de tous ses torts, s’il est coupable.

En même temps, Frantz entra dans la chambre, suivi de ses deux amis Albert et Sigismond.

En le voyant, Wilhelmine poussa un cri, et s’élança vers lui comme pour le défendre contre son redoutable frère. Mais Frantz lui adressa un sourire, et, écartant doucement la jeune femme tremblante, il s’avança seul vers le major.

Celui-ci avait montré d’abord quelque surprise à l’arrivée subite de ces trois personnes inconnues ; mais ce sentiment fut absorbé aussitôt dans une ardente curiosité.

Il s’était porté en face de Frantz ; il attachait sur lui ce regard terrible dont si peu de personnes pouvaient supporter l’effrayante énergie.

En ce moment, ses prunelles lançaient des jets de feu ; ses narines semblaient se gonfler comme celles du cheval de bataille dans la mêlée, son visage brun était sillonné de rides profondes. Avec sa taille athlétique, sa contenance provocante, il personnifiait la vigueur physique, les passions brutales, tandis que Frantz, mince et pâle, beau et souriant, reproduisait le type le plus poétique de l’énergie morale.

Le baron l’examina près d’une minute en silence : tel était l’effet de la colère sur cette puissante nature, qu’il ne pouvait parler.

— C’est donc vous ? balbutia-t-il enfin ; vous êtes… Je suis le mari de Wilhelmine, répliqua Frantz avec une dignité calme ; baron de Steinberg, je suis votre frère !

Le major bondit en arrière.

— Mon épée ! s’écria-t-il d’une voix rauque ; où est mon épée ?

XIV


Frantz ne s’émut pas plus qu’auparavant de cette démonstration menaçante.

— Laissez votre épée, monsieur le major, reprit-il avec un geste plein de noblesse ; avant d’en faire usage, je crois qu’un homme de cœur doit savoir écouter le langage de la raison et de la vérité… Je vous prie donc de m’accorder un moment d’attention.

— Moi ! que je parle froidement du déshonneur de ma famille s’écria le baron en fureur ; que je discute avec un inventurier inconnu !… Mais pourquoi non ? poursuivit-il avec effort ; je veux, je dois l’écouter… Je modérerai un instant mon indignation, un seul instant, et puis… Mais ceux-ci, continua-t-il en tournant vers Albert et Sigismond son œil farouche, que font-ils ici ? que veulent-ils ?

Les deux jeunes gens, révoltés de cette grossière apostrophe, allaient répondre sur le même ton ; Frantz leur imposa silence d’un geste suppliant.

— Monsieur le major, reprit-il, c’est à moi d’expliquer la présence de mes amis au Steinberg. L’un et l’autre m’ont assisté comme témoins dans la cérémonie du mariage qui a eu lieu l’avant-dernière nuit dans l’église catholique de Selzbach, à quelques milles d’ici ; ils ont signé l’acte légal… J’ai cru devoir les amener pour affirmer un fait qui peut vous paraître étrange.

Bien étrange, en effet ! répliqua le baron avec amertume ; mais ne saurais-je voir ce prétendu acte…

Je ne pourrais, monsieur, vous le montrer sans vous révéler en même temps un secret que je voudrais dérober au monde entier ; le prêtre qui l’a dressé s’est décidé déjà, sur mes instantes prières, à quitter le pays pour sa sûreté et pour mon repos… Je vous prie donc de vous contenter de mes assertions et de celles de mes amis.

Le major resta un moment sans répondre.

— Est-ce tout ? bégaya-t-il enfin ; est-ce tout ce que vous avez à me dire ?

— J’ai encore à vous dire, major, que ni cette pauvre Wilhelmine ni moi nous n’avons mérité votre mépris et votre haine ; nous aurions droit plutôt à votre indulgence, à votre pitié. Ni elle ni moi nous n’avons rien prémédité ; nous avons suivi seulement l’impulsion irrésistible de nos cœurs. En voyant Wilhelmine comme abandonnée dans la solitude, j’ai su à peine qu’elle avait un frère dont elle dépendait ; j’ai désiré devenir son protecteur, son appui… Maintenant, je vous demande humblement de vouloir, comme chef de famille, ratifier un engagement peut-être précipité ; permettez-moi de travailler de tout mon pouvoir au bonheur de cette chère enfant… Dans l’obscurité modeste où nous comptons vivre l’un et l’autre, nous saurons nous suffire avec les ressources dont je dispose ; il ne nous manque plus que votre pardon, votre bienveillance. Major de Steinberg, je m’humilie en votre présence, autant qu’un homme d’honneur peut s’humilier devant un autre qu’il a gravement offensé… Pardonnez à Wilhelmine, pardonnez-moi !

Ce mélange de dignité et de douceur eût produit un grand effet sur un homme d’un caractère moins bouillant et moins fier que le major de Steinberg ; mais pendant que Frantz parlait, il fronçait ses sourcils et mordait son épaisse moustache d’un air de sombre impatience.

— À merveille ! reprit-il avec la même ironie ; maintenant, je le suppose, il ne me reste plus qu’à livrer ma sœur, une fille de l’ancienne maison des Steinberg, à monsieur Frantz l’étudiant, pour qu’il la mène où il voudra, et à leur souhaiter toutes sortes de prospérités. N’est-ce pas ce que demande cette créature éhontée ?

N’insultez pas Wilhelmine ! s’écria Frantz avec véhémence ; major de Steinberg, je me suis mis à votre merci, j’ai consenti à m’abaisser devant vous, mais respectez cette angélique enfant ; je la défendrai, même contre son frère !

— Sans doute en vertu du droit que vous donne ce beau mariage, monsieur l’étudiant ?

— Je ne sais, monsieur le baron, si la valeur de ce mariage est contestable aux yeux des hommes, mais elle est réelle aux yeux de Dieu, aux yeux de Wilhelmine et aux miens, et cela nous suffit. Quant à vous…

— Je vous en conjure, Frantz, s’écria Wilhelmine ; pas de discussion avec mon frère ; vous ne feriez que l’aigrir ; son orgueil se révolterait, il ne nous pardonnerait plus, et j’ai tant besoin qu’il nous pardonne… Henri, continua-t-elle d’un ton suppliant, ne soyez pas impitoyable, de grâce ! réfléchissez au funeste abandon où vous m’aviez laissée ; si je suis coupable, n’avez-vous pas aussi une part dans ma faute ? J’étais sans conseil, sans appui ; la solitude, la tristesse, me rendaient la vie insupportable, vous sembliez m’avoir oubliée…

Le major se leva d’un bond.

L’entendez-vous ! s’écria-t-il en frappant du pied ; elle veut rejeter sur moi la honte de sa faute ! Par l’âme de mes ancêtres suis-je donc cause si elle est devenue la proie du premier étudiant vagabond qui est venu mendier à la porte du Steinberg ?