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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/20

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Mendier ! s’écria Frantz ; monsieur le major, je m’explique votre juste colère, mais je ne saurais souffrir plus longtemps d’être traité avec une pareille indignité… Le sang qui coule dans mes veines est aussi chaud, aussi fier que le vôtre, et mon nom…

Il s’arrêta tout à coup.

— Eh bien ! s’écria le major, ce nom, allez-vous le faire connaître enfin ?

Frantz garda le silence.

— Pardieu mon cher baron, dit le chevalier Ritter en se levant, j’ai pitié de l’embarras où je vous vois… Quoique étranger à ce pays, je sais déjà le nom de ce jeune homme, et je regrette pour vous qu’il ne soit pas très brillant.

— Vous ne me connaissez pas, murmura Frantz avec quiétude.

— Allons donc ! votre ami qui est là derrière vous, reprit le chambellan en ricanant, ne vous a-t-il pas présenté à moi, hier au soir, avec vos noms et vos titres ?… Jeune homme, vous n’êtes pas le premier fils de bourgeois et d’artisan qui ait tenté de se faire passer pour noble !

— Ainsi donc, il est…

— Il s’appelle Frantz Stoppels… Il est, m’a-t-on dit, fils d’un tonnelier d’Heidelberg.

Les joues du major prirent une teinte livide à cette révélation. Wilhelmine elle-même trèssaillit ; mais Albert Schwartz s’écria étourdiment :

Par la liberté de l’Allemagne ! qui a dit que Frantz était le fils…

— Silence ! interrompit Sigismond.

— M’aurait-on trompé hier sur le rang de ce jeune homme ? demanda le chambellan d’un ton soupçonneux.

— Je ne vous ai pas trompé, répondit Sigismond avec fermeté, Frantz est bien ce que je vous ai annoncé, et je suis sûr continua-t-il en jetant un regard significatif sur l’époux de Wilhelmine, qu’il ne cherchera pas à cacher plus longtemps la vérité.

— En effet, dit Frantz d’une voix presque inintelligible, un sot amour-propre, la crainte d’être méprise de Wilhelmine…

Sa famille est bien connue à Heidelberg, reprit Sigis mond, et cette tête folle d’Albert, ajouta-t-il d’un ton sévere, devrait la connaître aussi… Mais il a oublié sans doute qu’il doit veiller toujours, car nul ne sait quand viendront le jour et heure. »

Ces paroles sacramentelles produisirent sur Schwartz leur effet ordinaire.

— Oui, oui, Sigismond a raison… J’oubliais, en effet… Comment donc ! le père de Frantz a construit, la saison dernière, un foudre sculpté pour le grand-duc, et… — Muller lui imposa silence par un geste impérieux, et Albert se retira dans un coin de la chambre en murmurant :

— C’est une épreuve… encore une épreuvé… Du diable si je sais quel intérêt la société redoutable des illuminés peut avoir à tout ceci !

Cependant Frantz observait avec une anxiété singulierd les mouvemens de Wilhelmine. La jeune fille, en apprenantnant la basso extraction de fiancé, avait montre une sorte de consternation. Peut-etre le préjugé aristocratique, si puissant dans la noblesse allemande, s’était-il éveillé un instant au fond de son cœur. Quoi qu’il en fût, ce sentiment passa rapide comme l’éclair. Après avoir payé ce tribut à la faiblesse humaine, l’héroique jeune fille leva sur Frantz ses yeux pleins de tendresse.

— Pourquoi m’avon caché cette obscure origine, Frantz ? dit-elle ; je suis aussi fière de votre amour que si vous étiez ne sur les marches d’un trône.

Le visage de Frantz resplendit d’une félicité suprême. Et maintenant seulement je suis sûr qu’elle me préfère à l’univers entier ! s’écria-t-il avec enthousiasme ; elle m’a sacrifié jusqu’à l’orgueil de sa race.

Wilhelmine allait répondre, quand le major, croisant ses bras sur sa poitrine, dit d’une voix, terible :

— Ah çà de par tous les démons de l’enfer, ne craignez-vous de lasser ma patience ? ai-je assez prêté l’oreille vos ridicules explications, à vos sottes doléances ? J’ai été calme, j’ai été clément, et maintenant que je vous ai entendus jusqu’au bout l’un et l’autre, je m’en vais vous juger.

XV


Un profond silence s’établit dans la chambre voûtée ; le major semblait se recueillir pour donner plus de solennité ses paroles.

— Wilhelmine de Steinberg, ma sœur déshonorée, fille coupable de plusieurs générations de héros, je vais vous conduire dans un couvent de l’ordre le plus sévèré : vous n’en sortirez plus et vous ne me reverrez jamais.

— Je ne souffrirai pas qu’on me sépare d’elle ! s’écria Frantz ; je ne le souffrirai pas, tant qu’il me restera un souffle de vie !

— Quant à vous, misérable aventurier, continua le baron avec un accent de rage mêlé d’ironie, vous n’aurez pas invoqué en vain ce titre de frère que vous vous êtez donné vous-même… Vous êtes étudiant, vous savez manier une épée, nons nous battrons, monsieur, et à mort !

Wilhelmine poussa un cri perçant :

— Henri, mon frère ! s’écria-t-elle éperdue, tournez toute votre colère contre moi ; par pitié, ne vous armez pas l’un contre l’autre… Oh mon Dieu, mon Dieu ! voilà ce que je craignais ! Henri, ce serait un crime… Et vous, Frantz, souvenez-vous de votre promesse, de votre serment.

— Je m’en souviens, Wilhelmine, dit l’étudiant avec calme ; votre frère pourra m’assassiner, mais il ne me forcera jamais à diriger la pointe d’une épée contre sa poitrine.

— Oh ! merci, Frantz ; vous êtes sage et généreux, vous !

— Comment ! s’écria le major en grinçant des dents, le misérable fils du tonneller d’Heidelberg refuserait l’honneur de se mesurer avec le baron de Steinberg ?

— Monsieur le baron, le fils d’un pauvre artisan, s’il est honnête et loyal, serait un adversaire trop élevé encore pour un baron orgueilleux qui a joué le nom et l’héritage de ses pères.

Steinberg sauta sur son épée et la tira du fourreau. Wilhelmine le retint par ses vêtemens en poussant des cris de désespoir !

Ritter et Schwartz parlaient à la fois, mais sans approcher, comme si la vue de l’épée nue les eût frappés d’épouvante. Frantz seul restait impassible en face du major.

— Vous pouvez me tuer, dit-il avec fermeté, mais je ne me défendrai pas contre vous.

— Les choses ne doivent pas se passer ainsi, criait d’un autre côté Albert Schwartz ; le Comment ordonne en pareil cas…

Au milieu de ce tumulte, Sigismond s’était élancé vers un de ces trophées qui décoraient la chambre ; il en avait tiré une dague de forme antique.

— À moi, monsieur de Steinberg, dit-il en brandissant son arme encore acérée ; des scrupules honorables empêchent mon ami Frantz de se battre contre vous ; je vous demande raison de vos insolences envers lui et envers moi.

— Je vous défie tous ! s’écria le baron, qui trainait toujours après lui la malheureuse Wilhelmine.

Mais Frantz, en voyant l’intention du brave Muller, sortit tout à coup de son immobilité. Il courut à lui et tenta de le désarmer.

— Non, Sigismond, mon brave camarade, disait-il, tu ne feras pas ce que je ne saurais faire moi-même… Le baron de Steinberg doit être sacré pour moi, pour mes amis… Je l’ai juré à Wilhelmine, je tiendrai à mon serment !