Aller au contenu

Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
246
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

ne peux pas savoir combien, malgré ma jeunesse, j’ai déjà ressenti les atteintes de 18 douleur. Mais je te prouverai ma confiance en toi, mon affection. À toi seul je révèlerai mon secret…

— Je l’ai deviné, ami, murmura Muller ; je sais maintenant votre nom… comte Frédéric de Hohenzollern !

Un vif étonnement se peignit sur les traits de Frantz.

— Tu connais mon secret et tu as eu l’ingénieuse délicatesse de n’y faire aucune allusion jusqu’à ce moment ? dit-il avec un accent d’admiration. Merci de cette réserve si digne de ton âme noble et belle !… Eh bien ! Sigismond, ce nom seul a dû t’instruire de mes malheurs. Maudit par mon père parce que je me sentais incapable d’obéir à des exigences absurdes, en proie aux jalousies d’un aîné orgueilloux qui m’acsusait de vouloir le supplanter dans l’avenir, j’ai dû renoncer à ma famille, à ma patrie, et jusqu’à mon nom. Je me suis enfui de la maison paternelle, je me suis résigné à l’obscurité, à la pauvreté, pour vivre dans l’indépendance de mes pensées. Mais comment as-tu appris.

— Les explications si précises du chevalier Ritter ne m’avaient laissé aucun doute, comte Frédéric. D’ailleurs, les paroles sans suite que vous prononciez dans vos accès de délire…

— Pourquoi ne me parles-tu plus comme à ton égal ? Sigismond, sois l’ami du comte Frédéric de Hohenzollern comme tu étais de Frantz l’étudiant. Hélas ! je ne suis rien de plus, en effet, qu’un pauvre et obscur étudiant ! Wilhelmine elle-même ignore à quel rang j’aurais pu la faire monter. À quoi bon éveiller ses regrets ? D’ailleurs j’ai voulu être aimé pour moi-même, et je me suis contenté de lui dire : que j’étais d’origine noble comme elle. Plus tard, il nous a fallu encore démentir cette assertion en sa présence ; mais je l’avouerai, ami, quand Ritter et le baron me raillèrent devant, elle de cette basse origine que tu m’avais sttribuée, je fus sur lepoint…

— Tu te fusses perdu sans autre résultat ; le major te reproche moins d’être d’une basse naissance que d’avoir dérangé ses orgueilleux projets ; j’en acquis la certitude lors de ma dernière entrevue avee lui. Ainsi, mon cher Frantz ; il serait imprudent désormais de te faire connaître au baron de Steinberg ; cet aveu accroîtrait encore tes dangers… J’ai pu, jusqu’ici, te soustraire aux recherches de ce chambellan, propriétaire actuel du Steinberg, mais d’un moment à l’autre il va revenir et me sommer de tenir ma promesse.

— Quelle promesse, Sigismond ?

— Je m’étais engagé à diriger ses recherches parmi les étudians d’Heidelberg ; j’avais pour but de détourner les soupçons qui pouvaient s’attacher à toi ; peut-être aussi comptais-je m’égayer un peu aux dépens de ce sot personnage. Le jour du funeste événement ; le chevalier Ritter vint me trouver ici ; ne jugeant pas à propos de faire valoir ses droits immédiatement sur le Steinberg, en raison de l’événement tragique dont le château avait été le théâtre en sa présence, il comptait mettre à profit ses loisirs pour se rendre à Heidelberg. Il me demanda les renseignemens que je lui avais promis pour l’accomplissement de sa mission ; Tu élais malade ; mourant : je n’avais guère le loisir de réfléchir ; cependant je compris que si : Ritter se rendait à Heidelberg, ii ne lui serait pas difficile de pénétrer ton secret, malgré tes précautions pour rester inconnu. Bien dos indices pouvaient lui faire reconnaître : le comte Frédéric dans l’étudiant Frantz. Je m’engageai donc à lui désigner plus tard le fils de son souverain, s’il voulait ajourner ses recherches personnelles, car elles pouvaient, lui disais-je, donner l’éveil au fugitif et faire manquer l’entreprise. J’eus l’air d’avoir une grâce à demander au prince de Hohenzollern, pour prix de mes services ; je remis à l’époque de ton rétablissement l’exécution de ma promesse. Ritler accepta ces conditions. Après m’avoir annoncé qu’il reviendrait au bout d’un mois, afin de préndre définitivement possession du château, il partit pour Bade, où il devait solliciter un ordre du grand-duc. Or, il va re venir incessamment, et je ne sais, cette fois, comment me débarrasser de lui. J’avais espéré qu’avant son retour tu aurais quitté le pays, déjoué ses recherches ; mais ton amour pour Wilhelmine et d’autres obstacles encore…

— Oh ! je ne veux pas, je ne dois pas quitter le voisinage du Steinberg avant d’être assuré que Wilhelmine ne court aucun danger, interrompit Frantz avec chaleur ; je réclamerai mes droits sur elle jusqu’à mon dernier soupir. Mais de quels autres obstacles parles-tu ? Sigismond, je ne t’ai pas compris.

— Hélas ! d’obstacles bien vulgaires et bien bas pour le fils du prince régnant de Hohenzollern… Frantz, tu le sais, toi, Albert et moi, nous faisons depuis longtemps bourse commune… La modeste pension que son père, gros corroyeur de Blenheim, envoie chaque mois à Albert suffit’à peine pour payer ses dépenses de taverne : quant à moi, mes ressources sont plus modestes encore… Eh bien-les dépenses de ta maladie,… les folies d’Albert, mes prodiga lités peut-être, ont épuisé nos ressources ; bref, notre hôtelier, malgré son puritanisme ne se soucie plus de nous accordér crédit.

Frantz sourit tristémént.

— N’est-ce ue cela, ami Sigismond ? cet obstacle peut aisément être levé… un banquier juif de Manheim a reçu en dépôt une somme de quarante mille florins, toute ma fortune… elle est à toi et à Albert.

— Quarante mille florins ! répéta Sigismond d’un air pensif, on pourrait avec cette somme… Oui, oui, cette idée est peut-être une inspiration d’en haut ; je verrai Ritter, je… Frantz, dit-il, il faut aller à l’instant chercher cet argent à Manheim. Tu es assez fort pour entreprendre cette courte excursion ; je vais louer une barque avec deux rameurs, et…

— Je ne bougerai pas d’ici, je ne perdrai pas un instant de vue cette vieille tour qui renferme tout ce que j’aime ! s’écria Frantz. Sigismond, mon fidèle camarade, encore cette preuve d’amitié ! Charge-toi de toucher cette somme, le titre que voici est au porteur ; op te remettra les fonds sans aucune formalité.

Et il lui tendit un papier qu’il tira de son portefeuille. Sigismond hésitait à le prendre.

— Soit, dit-il enfin ; je vais partir… mais à une condition.

— Laquelle, mon bon Muller ?

— C’est que, pendant mon absence, tu ne feras aucune tentative désespérée pour pénétrer au château de Steinberg, pour voir Wilhelmine.

— Mais, Sigismond, s’il survenait quelque événement, si j’apprenais…

— Je serai de retour demain ; d’ailleurs, s’il faut te le dire, j’ai conçu un projet qui rendrait inutiles désormais toutes tes téméraires entreprises.

— Inutiles ! tu veux done soustraire Wilhelmine aux vengeances de son terrible frère ?

— J’ai l’espoir d’amener le baron à reconnaître volontairement ton mariage avec sa sœur… pourvu toutefois que Dieu lui ait conservé encore un peu d’intelligence.

— Serait-il possible, Muller ? Explique-moi…

— Le temps me presse, et puis j’ai encore à mûrir mon plan avant de l’exécuter. Aie confiance en moi ; bientôt, demain peut-être, toutes tes mortelles angoisses auront cessé.

— Fais cela, Sigismond, et je te devrai plus que la vie.

— Ainsi donc, j’ai ta parole… Tu renonceras à toute démarche téméraire en mon absence ?

— Je te la donne, ami. Hélas ! que pourrais-je sans toi ?

— Bon courage donc ! reprit Sigismond en se levant d’un air résolu. Prie le ciel de bénir mes efforts, et il y aura encore du bonheur pour toi sur la terre.

Les deux amis s’embrassèrent avec effusion. Sigismond apprit à Frantz les paroles sacramentelles qu’il devait prononcer en cas de besoin, pour se faire obéir d’Albert Schwartz ; puis, après avoir de nouveau recommandé la