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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/25

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LE NID DE CIGOGNES.

prudence au mari de Wilhelmine, il sortit précipitamment.

Peu d’instans après, il partait pour Manheim dans une barque manœuvrée par deux vigoureux rameurs. Frantz, debout sur le balcon, la suivit longtemps des yeux : mais c’était une de ces embarcations longues et étroites qui sont renommées pour leur vitesse. Secondée par le courant, elle n’apparut bientôt plus que comme un point noir sur la surface bleuâtre du Rhin. Au moment où elle tourna un coude du fleuve dans l’éloignement, Frantz crut voir encore son ami, debout à l’arrière, lui montrer du doigt le ciel, en signe d’espérance.

XIX


Longtemps encore Frantz tint ses regards fixés sur cette partie de l’horizon où la barque venait de disparaître, mais peu à peu ils se détournèrent des splendeurs du fleuve pour s’élever vers le château du Steinberg.

Quelques nuages blancs traversaient le ciel, au zénith, et faisaient ressortir encore la sombre silhouette de la vieille tour ; les dentelures de ses créneaux se dessinaient vivement sur ces masses brillantes. Frantz, accoudé sur le balcon de bois, examinait tristement ces épaisses murailles qui renfermaient toutes ses affections ; mais l’inexorable et lugubre édifice gardait le secret des événemens dont en ce moment même peut-être il était le théâtre. Aucun visage ne se montrait aux meurtrières qui servaient de fenétres du côté de la campagné ; aucune forme ne se dessinait derrière les créneaux. Toujours même silence, mêmé immobilité au Steinberg et aux environs ; seulement les cigognes planaient encore dans les airs au faîte de la tour.

L’étudiant suivait machinalement des yeux leurs évolutions. Tantôt elles se laissaient tomber vers la terre avec la rapidité d’une flèche, tantôt elles s’élevaient de manière à se confondre avec les nuages ; par momens elles se posaient en se jouant sur les cheminées, sur les tours, sur les toits de plomb du Steinberg.

— Heureux oiseaux ! disait Frantz en soupirant, l’extrémité de leur aile vient de frapper peut-être la fenêtre de la chambre où est Wilhelmine ; ils ont pu entendre un soupir de sa bouche, un son de sa douce voix… Que n’ai-je des ailes aussi pour arriver jusqu’à Wilhelmine ! — Et des larmes silencieuses roulaient sur son visage. — Comme les présages sont menteurs ! reprit-il après une pause ; quand ces oiseaux de favorable augure ont reparu au vieux manoir, après vingt-cinq ans d’absence, les amis de cette famille ont annoncé que sa prospérité allait renaître… moi-même un instant j’ai pu me croire l’instrument dont Dieu se servirait pour relever une ancienne maison… Vaines croyances, ridicules superstitions, dignes de la pauvre vieille femme qui en a conservé la mémoire !

Comme il parlait encore, une forme humaine se mon tra tout à coup derrière les créneaux de la tour : à sa haute taille, à ses traits vigoureusement accusés, il était facile, même à la distance où se trouvait Frantz, de reconnaître le baron de Steinberg. Henri tenait à la main un fusil, qu’il mit rapidement en joue.

Le bruit de l’explosion ne put être entendu, mais un tourbillon de fumée grise s’élevant vers le ciel annonça qu’il avait fait feu. Au même instant, l’une des cigognes qui planaient au-dessus de la tête du baron abaissa son. vol en longues spirales ; elle était blessée.

Dans la situation d’esprit où se trouvait Frantz, cet événement, si simple en apparence, lui causa une vive émotion.

— Ainsi donc, reprit-il d’une voix sourde, cet homme impitoyable a compris aussi que ces oiseaux de favorable augure avaient menti à sa fortune ! Il a voulu se venger de leur insolente joie… et cependant, fallait-il punir la bête inintelligente des fautes de la destinée ?

La cigogne abaissait toujours son vol. Penché sur le parapet de pierre, le baron semblait observer avec anxiété l’effet de son acte cruel.

L’oiseau essaya de se poser sur le couronnement de la tour, puis sur le massif de maçonnerie où était son nid, mais, ses forces s’affaiblissant de plus en plus, il ne put atteindre cet appui.

L’autre cigognè voltigeait éperdue autour de sa compagne, se glissant parfois au-dessous d’elle, comme pour l’arrêter dans sa chute incertaine ; efforts inutiles ! le malheureux oiseaux descendait, descendait encore, soutenu plutôt que porté par ses plumes ensanglantées.

Bientôt il atteignit la base de la tour ; mais là, comme s’il eût voulu s’éloigner davantage de cet édifice devenu inhospitalier, il donna un dernier et vigoureux coup d’aile ; alors, filant parallèlement à la surface raboteuse du roc, il vint s’abattre dans les roseaux touffus qui eroissaient au bord du Rhin.

Henri de Steinberg n’avait pas quitté son poste élevé ; mais une saillie du rocher lui avait caché l’oiseau au-dessous de la base de la tour. Il se pencha donc à droite et à gauche pour reconnaître l’endroit où était tombée la pauvre cigogne, puis il se retourna et fit un signe de la main,

Un autre homme, que Frantz reconnut aussitôt pour Fritz Reutner, accourut près de lui. Le major désigna du doigt les roseaux, puis tous les deux disparurent ; la plate-forme redevint solitaire comme auparavant. Frantz, de son côté, n’avait pas détourné les yeux de l’innocenté victime du baron de Steinberg. Accroupi à l’angle du balcon, afin de ne pas être aperçu du château, il vit la cigogne blessée se débattre dans les roseaux et s’avancer rapidement de son côté, comme pour lui demander assistance. Certainement Fritz, peut-être le major lui-même, allait venir pour s’emparer d’elle ; et, bien que cet acharnement contre une pauvre bête inutile fût inexplicable, elle ne pouvait échapper aux poursuites de ses ennemis.

En ce moment Frantz se souvint que Wilhelmine, sans partager complétement les croyances naïves de sa gouvernante, avait manifesté une sorte de vénération pour les cigognes ; il concut la pensée de secourir une faible créature aimée de Wilhelmine.

Poussé par ce sentiment généreux, il s’élança vers la porte de sa chambre, traversa la salle commune de l’auberge, alors déserte, et, courant le long du rivage, il atteignit l’endroit où se trouvait la cigogne.

Il l’aperçut bientôt ; elle s’agitait dans les roseaux, à quelques pieds du rivage, fouettant de ses pennes blanches les eaux endormies. Frantz n’hésita pas à entrer dans le fleuve jusqu’à mi-jambe pour s’emparer d’elle ; étourdie par sa chute ou affaiblie par sa blessure, elle n’essaya pas de se défendre ou de s’enfuir. L’étudiant la prit dans ses bras avec précaution, et regagna rapidement sa chambre, sans avoir rencontré personne en chemin.

Dès qu’il eut déposé la captive sur le plancher, il accourut au balcon. Le major de Steinberg était revenu à l’embrasure du créneau ; il faisait des signes à Fritz Reutner, qui descendait lentement le rocher en regardant de tous côtés. L’autre cigogne volait tristement autour de Fritz ; comme lui, elle semblait chercher des yeux sa fidèle et malheureuse compagne.

Sûr de n’avoir pas été aperçu dans sa courte excursion, l’étudiant s’approcha de l’oiseau blessé. La cigogne n’avait pas quitté la place où il l’avait posée ; familière avec l’homme, la vue de Frantz ne semblait pas l’effrayer ; on eût dit qu’un instinct secret l’avertissait des bonnes intentions de son protecteur.

Il se pencha vers elle : guidé par les légères taches de sang qui souillaient le plumage de l’innocente bête, il examina ses blessures avec soin. Quelques grains de petit plomb l’avaient atteinte, mais sans pénétrer, du moins en apparence, dans les organes vitaux : Frantz n’eut pas de