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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/27

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LE NID DE CIGOGNES.

— Et Wilhelmine ? a-t-on parlé de Wilhelmine ?

— Fritz ne veut rien dire sur elle, mais il secoue la tête quand on prononce ce nom, et il fait entendre que le baron, dans un accès de folie furieuse…

— Le major de Steinberg serait donc une bête féroce ! s’écria Frantz avec désespoir. Cependant tu te trompes, Albert, tu dois te tromper ; Wilhelmine ne peut avoir rien à craindre de son frère. Pourquoi lui eût-il fait donner des soins empressés, s’il nourrissait contre elle de mauvais desseins ?… Fritz a exagéré les emportemens de monsieur de Steinberg.

— Regarde ! interrompit Albert avec une sorte d’ironie, en touchant l’épaule de Frantz, tandis que de l’autre main il désignait la tour.

Un nouveau personnage venait de paraître sur la plateforme : c’était Fritz Reutner.

Fritz avait voulu sans doute rendre compte au baron de ses inutiles recherches ; mais le major, à sa vue, était entré dans une fureur épouvantable. Il se jeta sur le fils de Madeleine, le frappa de ses deux mains fermées, s’acharna sur lui avec une violence inouïe.

Sa colère s’exaltant toujours, il saisit le malheureux domestique, et l’entraîna vers le parapet comme pour le précipiter dans l’abîme.

Fritz se débattait ; mais, soit que dans son dévouement stupide pour son maître il n’osât se servir de toute sa force, soit que la vigueur du major fût doublée par la folie, il perdait du terrain. Bientôt il fut adossé au parapet ; son corps bascula la surdalle ; vainement se cramponna-til aux créneaux ; rien ne le soutenait plus au-dessus du gouffre, dont la profondeur donnait le vertige, rien que la main convulsivement serrée du farouche Steinberg.

Les deux étudians poussèrent un cri, mais il se perdit sans écho sur l’immensité du Rhin. Frantz détourna les yeux pour ne point voir cette chute mortelle, inévitable.

Madeleine Reutner apparut derrière le baron et courut à lui les cheveux épars, les bras levés. Telle était l’énergie de cette mère au désespoir, que le furieux retourna la tête et parut hésiter à consommer son crime. Fritz profita de ce moment d’hésitation : par un de ces efforts suprêmes que donne l’instinct de la vie, il saisit la pierre du parapet, s’élança d’un bond par-dessus, puis tous les personnages s’éloignèrent, et la plate-forme resta déserte.

Les deux étudians attendirent encore quelques instans, mais personne ne se montrait plus derrière les créneaux. Frantz essuya son front baigne de sueur.


— Oui, reprit-il, le chagrin d’avoir manqué la cigogne n’a pu pousser le baron de Steinberg à de pareils excès… Il n’y a plus à en douter, son esprit est égaré… Mais alors comment arracher l’infortunée Wilhelmine des mains de ce frénétique ?

— Pardieu ! le cas n’est pas embarrassant… Il faut aller trouver le bourguemestre du canton et lui exposer le cas. La justice s’empressera de se rendre au château ; il ne sera pas difficile de constater l’état du baron, à en juger par ce que nous venons de voir.

Frantz réfléchit.

— Non, dit-il enfin, ce parti entraînerait de longues formalités, et nul ne sait à quelles violences pourrait se porter monsieur de Steinberg contre sa sœur, en voyant sa demeure envahie par l’autorité légale… J’essayerai d’un autre moyen que Dieu m’a fourni miraculeusement. Je pénétrerai cette nuit même dans la tour de Steinberg et j’enlèverai Wilhelmine… Albert, tu m’accompagneras.

— Moi mettre le pied dans cette affreuse masure pour voir ce sorcier de major ? Autant vaudrait me proposer d’aller en enfer pour parler au diable… Ce géant de Steinberg et son vilain sanglier de Fritz ne feraient qu’une bouchée de nous ! Vrai Dieu ! Frantz, tu n’as pas à te plaindre d’avoir trouvé en moi un mauvais camarade et un homme sans cœur. Je t’ai donné assez de preuves de mon dévouement, de mon courage, depuis que nous sommes enfouis, Sigismond et moi, dans cette campagne, laissant l’Université entière dans le deuil. Mais me fourrer dans ce guêpier de Steinberg, soit de jour, soit de nuit, en y entrant par escalade ou autrement, c’est ce que je ne ferai pas… À moins, continua-t-il plus bas avec hésitation, qu’en ta qualité de supérieur dans l’illustrissime et sacro-sainte société… Je saurai me soumettre aux épreuves prescrites par nos rites redoutables.

Frantz ne parut pas avoir entendu ces dernières parôles.

— Tu as raison, reprit-il d’un ton rêveur, je dois m’exposer seul ; d’ailleurs, le secret que j’ai découvert ne m’appartient pas ; je ne pourrais le révéler même à mon meilleur ami… J’agirai donc sans le secours de personne.

— Que dis-tu ? demanda Albert avec curiosité ; que comptes-tu faire ?

— Rien, rien, répliqua Frantz ; je rêve tout éveille, mon pauvre Albert ; l’inquiétude me fait délirer… Je ne peux rien pour Wilhelmine, je n’ai plus aucun moyen de la soustraire à la puissance de son redoutable frère… Attendons le retour de Sigismond ; il s’occupe de notre bonheur à tous… Nous devons mettre notre confiance en lui.

Albert n’était pas pourvu d’assez de perspicacité pour reconnaître que l’expression du visage de Frantz, le son de sa voix, démentaient ses paroles ; il dit avec sa légèreté ordinaire :

— Oui, oui, Sigismond est bon pour donner des conseils ; c’est un Ulysse, un éloquent Nestor… Moi, au contraire, je suis un hommed’action, un impétueux Achille… Que l’Allemagne ou un ami ait besoin de mon bras, je suis toujours prêt, sûr et fidèle comme une lame de Klingental… Eh bien ! camarade, je te laisse ; je vais profiter de l’absence de Sigismond pour causer un peu avec Augusta, la fille de notre hôte. Je ne sais comment s’arrange ce coquin de Muller, mais quand il est ici, je ne puis dire un seul mot à la petite Zelter ; il abuse du pouvoir que lui donne son titre d’initié à… tu sais ? Mais, précisément, j’entends Augusta qui chante un psaume à la cuisine… Adieu, nous nous reverrons bientôt.

Le frivole étudiant s’élança hors de la chambre ; un moment après, le bruit d’un vigoureux soufflet prouva qu’il était parvenu à s’approcher de la jeune hôtesse sans craindre l’éternel « purus esto ! » de Sigismond Muller.

Frantz était tombé dans une profonde méditation. Bientôt il tira de sa poche le parchemin, don mystérieux du hinkende, et, s’approchant de la fenêtre, il parut comparer le château et ses alentours avec le plan dressé par le baron Hermann.

Après un minutieux examen, il sortit de la maison et alla rôder dans les rochers qui avoisinaient le Rhin audessous du château.

Sa promenade fut longue ; lorsqu’il revint vers l’auberge, le soleil était couché.

Mais sans doute ses investigations avaient été couronnées de succès, car son front rayonnait d’espoir, un sourire de triomphe effleurait ses lèvres.

Comme il atteignait les premières maisons du village, il entendit un caillou rebondir derrière lui sur les flancs du rocher. Il s’arrêta brusquement et se retourna. Une main s’agitait à une des meurtrières de la tour, comme pour lui faire signe d’attendre ; au même instant la pierre dont la chute avait attiré son attention s’arrêtait à ses pieds ; un papier y était attaché.

Frantz s’en empara et voulut le lire, mais la main s’agita vivement, comme pour lui ordonner de s’éloigner, et disparut aussitôt.

Tremblantde joie et craignant que sa présence ne compromît la personne qui lui adressait cette missive, il se hâta de gagner un endroit moins découvert, où il ne pouvait être aperçu du château. Alors, ouvrant le papier, il lut ces paroles tracées rapidement au crayon par une main peu exercée, sans doute celle de la gouvernante :

« Sauvez caqui reste de la malheureuse famille de Steinberg. Le baron a perdu la raison, et ses accès de fureur me font trembler pour Wilhelmine, votre femme ; chaque minute augmente ses dangers et les nôtres. »