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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/26

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

peine à les extraire, puis il lava les plaies avec un peu d’eau fraîche.

Ce pansement si simple eut un effet merveilleux ; bientôt l’oiseau releva sa tête morne, se dressa sur ses pieds rouges, raidit son cou onduleux, et secoua doucement ses ailes comme pour essayer ses forces. Cependant il ne cherchait nullement à s’enfuir ; il redevint bientôt immobile, et, se posant en face de Frantz, il attacha sur lui un regard fixe et mélancolique.

Alors l’étudiant remarqua, dans les plumes longues et flottantes qui ornaient Le cou de la cigogne, une sorte de collier à peine visible.

À ce signe, aussi bien qu’à un certain renflement de la patte, il eût pu reconnaître le hinkende, cet oiseau mystéricux qui avait été le favori du baron Hermann, aïeul du major.

Frantz, obéissant à une irrésistible curiosité, porta la main sur cette espèce d’amulette ; le hinkende, toujours grave et sans mouvement, le laissa faire.

L’amulette consistait en une légère feuille de plomb repliée sur elle-même pour enfermer exactement, sous un petit volume, un fragment de papier ou d’étoffe ; elle était soutenue par une chaînette d’acier que les plumes longues et huileuses de l’oiseau aquatique n’avaient pu garantir entièrement de la rouille, car à peine le jeune homme l’eut-il touchée qu’elle se détacha comme d’elle-même et lui resta dans la main.

Alors il examina, non sans une espèce de tremblement nerveux, l’objet tombé en son pouvoir d’une façon si singulière.

Après avoir brisé l’enveloppe de plomb, il trouva un petit carré de parchemin soigneusement roulé ; la capsule métallique l’avait complétement préservé de l’humidité, et les caractères qui s’y trouvaient tracés étaient encore très distincts.

Ce n’était pourtant qu’une espèce de plan grossier évidemment fait à la hâte ; au bas étaient la signature du baron et ces mots écrits de sa main : le Flucht-veg du Steinberg.

Frantz réfléchit un instant.

— Le Flucht-veg ! murmura-t-il ; n’est-ce pas ce souterrain mystérieux qui doit exister encore aujourd’hui sous le château de Steinberg, et dont la connaissance était réservée exclusivement au chef de la familie ?… Oui, oui, et Madeleine conte d’affreuses histoires sur ce lieu lugubre, bien qu’elle ignore où il est situé… Je m’explique maintenant la conduite cruelle du major envers ce pauvre oiseau. Monsieur de Steinberg, sachant sans doute par tradition que son aïeul Hermann avait confié au hinkende ce précieux renseignement, aura voulu s’en emparer en tuant la cigogne. Seul au monde je possède maintenant le secret de la famille de Steinberg ! — Pendant qu’il parlait, la cigogne avait conservé cette attitude triste et pour ainsi dire méditative particulière à son espèce ; elle était dans une immobilité parfaite ; on eût pu croire que la vie l’avait abandonnée, mais elle regardait Frantz d’un regard si ardent, si expressif, qu’il ne put s’empêcher de frissonner. L’âme impressionnable de Frantz, éprouvée récemment par de grandes douleurs, était plus accessible qu’une autre aux atteintes de la superstition. — Veux-tu me faire entendre que ce secret m’appartient ? s’écria-t-il avec égarement ; suis-je en présence d’un être surnaturel ou d’un faible oiseau instrument aveugle de la volonté divine ?… Dois-je croire que, le chef réel de la famille de Steinberg te poursuivant avec cruauté, tu as voulu me confier ton secret pour le bonheur de cette race antique que tu protéges ? Suis-je donc appelé à la régénérer, à la relevor dans l’avenir ?… Hélas ! je ne-puis rien pour elle, je ne puis rien pour moi-même !

Frantz élait tremblant, ses cheveux se dressaient sur sa tête, son front ruisselait d’une sueur froide, comme en présence d’une apparition. Pâle et halétant, les yeux attachés sur la cigogne, il semblait attendre sa réponse.

Enfin le hinkende sortit de son impassibilité ; il déroula son cou argenté, fit claquer son bec deux ou trois fois, et, se retournant gravement, se dirigea d’un pas lent et majestueux vers la fenètre ouverte. Il monta sur le balcon, déploya tout à coup ses vastes ailes, et, s’élançant dans les airs, il disparut bientôt.

Peut-être n’y avait-il rien que de fort simple dans cette scène bizarre : l’oiseau était d’abord étourdi, et la facilité avec laquelle il s’était laissé manier pouvait provenir de l’engourdissement causé par sa chute : plus tard, soulagé par les soins de Frantz, ranimé par le repos, ses instincts de liberté s’élaient réveillés, et il avait repris son vol.

Mais l’imagination frappée de Frantz ne lui permit pas de voir les événemens sous ce jour tout naturel ; il attribuait à l’intervention d’un pouvoir supérieur le secret qu’il venait d’apprendre ; la cigogne lui semblait avoir obéi à quelque influence surhumaine ; aussi resta-t-il plusieurs minutes sur son siége, les yeux fixes, les bras ballans, doutant encore de la réalité de ce qui venait d’arriver.

Il fut tiré de cette espèce de torpeur par la voix d’Albert Schwartz, qui l’appelait d’une pièce voisine. Frantz s’empressa de cacher le parchemin dont la cigogne semblait lui avoir fait don : Albert entra dans la chambre.

XX


— De par la trame de mon schlœgel ! s’écria-t-il, puisque te voilà debout, tu vas voir un spectacle nouveau.

— Quoi done, Albert ? demanda Frantz avec distraction.

— Notre voisin ; le major de Steinberg, joue aux barres la-haut sur la plate-forme de sa vieille tour. Dieu me pardonne ! j’ai envie d’aller me mettre de la partie.

— Le major ! Que dis-tu du major ?

— Viens voir, reprit l’étudiant en se dirigeant vers le balcon ; depuis plus de cinq minutes il fait le même manége.

Frantz reprit son poste d’observation, dont la cigogne blessée l’avait éloigné. On voyait en effet le baron passer et repasser avec rapidité derrière les créneaux ; ses mouvemens étaient brusques, égarés ; de temps, en temps il levait ses poings fermés vers le ciel d’un air de menace et de défi. Tout ce que la rage a de plus énergique se manifestait dans cette pantomime.

— Qui done peut l’agiter ainsi ? dit Frantz tout pensif ; ce n’est sans doute pas sa tentative infructueuse contre…

— Ce qui peut l’agiter ainsi ! répéta l’étudiant avec étourderie ; la chose n’est pas facile à deviner, si ce que l’on raconte dans le pays est vrai.

— Et que raconte-t-on, Albert ?

— Le baron de Steinberg est devenu fou… mais : fou furieux… Il est, dit-on, très dangereux de l’approcher.

On n’a pas oublié que Sigismond avait caché à Frantz ses craintes au sujet du baron ; aussi Frantz devint-il blème en apprenant cette nouvelle.

— Serait-il possible ! Alors la pauvre Wilhélmine, enfermée avec : lui dans ce château inaccessibee… Mais bah ! reprit-il, on ne doit pas croire les bavardages des paysans oisifs de ce village ; et toi, Albert, tu as tort de répéter de pareilles absurdités… Le baron peut être exalté par ses passions effrénées, mais sa raison ne saurait être altérée ; il met trop de constance dans ses projets et dans sa haine.

— Libre à toi de ne pas croire cette nouvelle ; cependant cette brute de Fritz Reutner n’est pas muet avec les gens du pays comme avec nous autres ; il a dit à Juncker, le batelier, un ami à moi, que cet enragé de Steinberg les faisait tous trembler à la tour ; il les tient sous clef ; il les surveille nuit et jour, afin qu’ils ne communiquent pas avec le dehors. D’un moment à l’autre, ce forcené pourrait bien avoir la fantaisie de les égorger pour son amusement.