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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/30

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

Le major resta impassible.

— C’est elle qui est cause de tout, continua-il comme s’il eût pensé tout haut ; à cause d’elle Dieu s’est retiré de nous… Madeleine Reutner, ajouta-t-il brusquement en se tournant vers la gouvernante, as-tu conté à cette enfant l’histoire de Bertha de Steinberg et du baron Carl de Sloffensels, surnommé le Bel Écuyer ?

— Monseigneur, c’est une histoire bien lugubre ; je n’aurais pas osé… je ne devais pas conter à Wilhelmine…

— Vieille radoteuse ! tu lui farcis la tête d’histoires de génies, de fées, de sorciers, et tu ne lui contes pas des événemens réels dont elle eût pu faire son profit ? Allons, dérouille ta langue folle, et dis à ma sœur l’histoire de Bertha et du Bel Écuyer… Asseyez-vous, Wilhelmine, je le veux.

Il força les deux femmes à reprendre leurs places ; lui-même, après avoir fait deux fois le tour de la chambre, s’assit près d’elles, son fusil posé en travers sur ses genoux, Comme la gouvernante gardait le silence, il lui dit d’une voix dure et saccadée :

— Parleras-tu ?

XXII


— Que Dieu me pardonne d’évoquer de pareils sonvenirs ! dit Madeleine en soupirant, mais monseigneur le veut, et je ne lui désobéirai jamais. Bertha de Steinberg était la fille unique du noble baron Emmanuel, qui avait pour elle une affection aveugle. Le baron Emmanuel s’était marié fort tard ; Bertha lui était d’autant plus chère, qu’elle était l’enfant de sa vieillesse. Aussi ne lui cachait-il rien de ses secrets ; il s’empressait de satisfaire tous les désirs de sa fille aussitôt qu’ils étaient formés. À la vérité, Bertha se montrait bien digne de cette affection ; elle était modeste, instruite, et si belle que l’on ne pouvait la voir sans l’aimer…

— Comme vous, ma sœur, interrompit le baron d’une voix lugubre.

— À la même époque, il y avait au château de Stoffensels, de l’autre côté du Rhin, un jeune chevalier renommé dans les tournois par son adresse, brave au combat, en un mot si accompli qu’on l’appelait le Bel Écuyer. Il vit Bertha et l’aima ; la fille du baron Emmanuel l’aima de même, et ils trouvèren moyen de se faire part de leurs sentimens mutuels ; mais telle était la rivalité existant, de temps immémorial, entre les Sloffensels et les Steinberg, que les deux jeunes gens ne pouvaient jamais s’épouser. Ils ne l’ignoraient pas ; cependant une liaison coupable s’établit entre eux ; le Bel Écuyer trouvait moyen de s’introduire chaque nuit dans le château, sans doute en gagnant quel que garde de la baronnie…

— Est-ce ainsi que tu connais l’histoire de ma race ? interrompil brusquement le major. Ce beau muguet de Stoffensels n’avait à gagner personne… Il existe sous nos pied un souterrain dont une issue débouche dans la campagne ce souterrain, appelé le Flucht-veg, servait en temps de siége à faire sortir des messagers pendant la nuit, après toutefois qu’on leur avait bandé les yeux, car les seigneurs de Steinberg se réservaient seuls la connaissance du Flucht-veg… La tradition veut aussi que, dans un réduit de ce caveau, mes ancêtres aient caché leurs richesses ; peut-être s’y trouve-t-il encore assez d’or pour relever notre fortune ! Mais ce souterrain, dont l’indigne Bertha avait révélé l’existence au sire de Stoffensels, nul ne sait plus où le trouver. Hermann est le dernier qui en ait eu connaissance ; mais assiégé dans le château en 95, puis emmené prisonnier en France, où il est mort, Hermann n’a pu transmettre ni à mon père ni à mes oncles de renseignemens à ce sujet, Cependant on avait reçu de lui un message verbal par lequel il recommandait de « prendre garde aux cigognes de Steinberg. » Bien longtemps mon père a cherché le sens de cet avis, qu’il m’a transmis à son tour, et c’est pour cela… Mais patience ! patience.

Il montra le poing à un ennemi invisible en grinçant des dents ; puis il dit à Madeleine :

— Continue.

— Je n’osais parler du Flucht-veg en votre présence, reprit timidement la gouvernante ; je sais combien les Seigneurs de Steinberg sont jaloux de ce secret. C’était donc par le Flucht-veg que le Bel Écuyer s’introduisait auprès de Bertha de Steinberg. Quelqu’un instruisit le baron Emmanuel de l’intrigue de sa fille. Bertha était bien coupable ; elle avait appris aux éternels ennemis de sa famille un fait qui compromettait la sûreté du château et de ses habitans. Néanmoins, comme le baron adorait sa fille, il alla la trouver, et il lui demanda si elle aimait le sire de Stoffensels. Peut-être, dans son cœur paternel, nourrissait-il la pensée de lui pardonner si elle rachetait sa faute par un aveu sincère ; mais Bertha connaissait les obstacles insurmontables qui s’opposaient à son union avec son amant ; elle eut le triste courage de dissimuler la vérité. En vain son père la pressait-il de toutes les manières ; elle jura que le Bel Écuyer lui était aussi odieux qu’aucun autre chevalier de cette race. Le baron ne dit rien, mais il s’arrangea si bien que, la nuit suivante il surprit le sire de Stoffensels dans la chambre de l’imprudente jeune fille.

— Et comment se vengea-t-il ? demanda Wilhelmine émue en dépit d’elle-même par ce récit.

— Je vais vous le dire, ma sœur, interrompit le major ; notre aïeul appela un fidèle serviteur de la baronnie, un homme dévoué et discret jusqu’à la mort, comme qui dirait Fritz Reutner ; ils entraînèrent Bertha et le Bel Écuyer dans le souterrain dont ils avaient fait un si coupable usage, et ils les enfermèrent… Les deux amans moururent de faim.

Wilhelmine poussa un cri et se couvrit le visage. Madeleine elle-même semblait saisie d’horreur.

— Le baron Emmanuel fut-il donc si cruel ? balbutia Wilhelmine.

Henri n’eut pas l’air de l’avoir entendue ; il se leva et se vit à se proméner dans la chambre.

« — Oui, oui, disait-il comme à lui-même, c’est ainsi que l’on se vengeait autrefois ; c’est ainsi que j’aurais dû me venger moi-même… Dieu m’a puni en m’abandonnant au démon. La famille de Steinberg est tombée dans l’avilissement ; partout la ruine, le déshonneur, la honte ! Satan, ajouta-t-il ei se tournant vers la porte entr’ouverte, donne-moi une vengeance semblable à celle d’Emmanuel, et tu auras mon âme ! — Il s’arrêta comme s’il eût attendu une réponse ; puis un sourire sardonique effleura ses lèvrés. — Satan ne se soucie pas de l’enjeu, car il l’aura pour rien… mais, reprit-il en s’adressant aux deux femmes glacées d’effroi, la nuit s’avance, séparez-vous… Madeleine Routner, laisse à cette jeune fille le temps de méditer sur les malheurs dont elle est cause… Toi, retourne à ta chambre et prie si tu peux.

— Monseigneur, je complais passer encore cette nuit auprès de Wilhelmine…

— Va-t’en, te dis-je !

La gouvernante ne résista pas, d’autant moins qu’elle voyait le baron lui-même faire des préparatifs comme pour se retirer. Elle se pencha vers Wilhelmine :

— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-elle, je vais dire à Fritz de veiller sur lui jusqu’à ce qu’il se couche. Adieu, il ne faut pas lui désobéir, de peur de l’irriter.

Elle s’avança vers la porte, se retournant à chaque pas, Le baron, debout devant Wilhelmine, la regardait avec des yeux étincelans. Tout à coup il releva son fusil, comme s’il eût voulu s’en servir contre la malheureuse enfant. Elle fut sur le point de laisser échapper un cri… Mais aussitôt Henri rabattit son arme, s’approcha de la jeune fille, et lui donna un baiser sur le front en disant d’un ton doux et affectueux :