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LE NID DE CIGOGNES.

— Bonsoir, ma petite sœur.

Et il s’enfuit sans que Wilhelmine eût la force de lui rendre son adieu fraternel.

Restée seule, elle écouta quelques instans le pas saccadé du major qui montait l’escalier tortueux de la tourelle, le pas plus léger de Madeleine qui regagnait sa chambre dans un autre corps de logis, puis elle tomba dans un profond abattement.

Déjà affaiblie par les souffrances physiques, elle succombait sous le poids de tant de maux. Surescitée par des événemens où le réel et le merveilleux se confondaient si bien que la raison avait peine à reconnaître la limite de l’un et de l’autre, son imagination malade évoquait d’étranges visions.

Tout ce qui l’entourait devait encore augmenter cette disposition à la terreur. Le silence régnait dans le château, la lampe jetait une lueur pâle et sinistre autour d’elle, les vieux meubles craquaient ou gémissaient sans cause apparente ; les tapisseries en lambeaux s’agitaient au souffle du vent. Les propos menaçans de son frère, les légendes lugubres dont on lui avait fait récemment le récit, peuplaient cette solitude de fantômes effrayans. Elle s’efforçait de les chasser et ils revenaient sans cesse. Elle osait à peine essuyer les gouttes de sueur dont son visage était inondé ; elle tressaillait aux mouvemens de son ombre sur la muraille.

Enfin cependant elle vint s’agenouiller devant le tableau pour faire sa prière du soir.

Le même calme régnait toujours dans le Steinberg ; seulement, des cris étouffés, faibles comme des gémissemens, lui arrivaient par intervalles. Elle croyait distinguer la voix de son frère invoquant l’esprit des ténèbres. Elle commença sa prière habituelle ; mais vainement cherchait-elle à élever sa pensée vers Dieu : sa pensée était enchaînée à la terre par la frayeur.

Tout à coup elle se redressa et prêta l’oreille : un bruit sourd, irrégulier, mais continu et distinct, se faisait entendre auprès d’elle ; on eût dit d’un travail souterrain ou d’un écroulement dans l’épaisseur de la muraille. Ce bruit sans doute partait d’un seul et même point de la chambre, mais, dans cette pièce pleine d’échos, il semblait provenir de tous les points à la fois.

Tantôt il retentissait dans le plafond de bois, tantôt sous les dalles de pierre ; par momens il paraissait sortir de la cheminée gothique où s’engouffrait le vent, d’autrefois du tableau même devant lequel Wilhelmine était agenouillée.

— Ô mon Dieu ! dit-elle tout haut en élevant ses mains vers le ciel, avez-vous donc permis à l’esprit du mal de tourmenter les pauvres humains ?

Cependant le bruit devenait de minute en minute plus fort et plus rapproché ; enfin il parut se fixer du côté de la massive cheminée ; on eût dit qu’elle croulait. Wilhelmine, folle d’épouvante, les cheveux hérissés, les bras tendus, attendait dans une mortelle angoisse ce qui allait se passer.

XXIII


Revenons maintenant à l’auberge du village où nous avons laissé Frantz se débattant entre les mains de Ritter et de ses estafiers.

Sa résistance fut courte, car il sentait qu’elle était inutile ; il se laissa donc entraîner dans la salle commune, où déjà se trouvait Albert Schwartz, prisonnier comme lui. Albert, assis entre deux hommes de police chargé de veiller sur lui, fumait philosophiquement sa pipe, et ne semblait pas s’effrayer beaucoup de sa position. Cette arrestation était si subite, elle avait lieu dans un moment où sa liberté lui était si nécessaire, que Frantz fut sur le point de s’abandonner au désespoir.


Les égards que lui témoignèrent le chevalier Ritter et ses gens, quand il cessa de résister, ne lui laissaient aucun doute : il était reconnu ; on allait le ramener à son père irrité, le replacer sous l’autorité d’un frère orgueilleux et jaloux. Cependant la vue d’Albert prisonnier lui donna la pensée qu’Une erreur ayant été commise, il serait possible d’en tirer parti.

— Que signifie ceci, messieurs ? demanda-t-il avec dignité. Pourquoi m’arrêtez-vous ? De quoi suis-je accusé ?

— Si nous nous méprenons, monsieur, dit le chevalier Ritter avec une politesse un peu goguenarde, en dépliant une grande pancarte qu’il tenait à la main, nous le saurons bientôt ; mais cette fois je ne me laisserai duper ni par vous ni par votre camarade Sigismond Muller… S’il était ici, je l’arrêterais de même, jusqu’à ce que je sache lequel de vous trois est le comte Frédéric de Hohenzollern.

Un secret espoir se glissa dans le cœur de Frantz, car Ritter lui semblait bien moins instruit qu’il ne l’avait cru d’abord. L’imminence du péril lui rendit sa présence d’esprit.

— Et lors même que l’un de nous serait la personne dont vous parlez, reprit-il, de quel droit… ?

— Mon droit est clair, monsieur, dit le chambellan en consultant le papier qu’il venait de dérouler ; il repose sur un ordre dont je suis porteur, émanant de Son Altesse le grand-duc de Bade, sur la demande de Son Altesse le prince de Hohenzollern, mon souverain… Cet ordre, écrit en entier de la main du grand-duc, m’autorise à faire arrêter le comte Frédéric de Hohenzollern.

— Eh bien ! monsieur, comment se fait-il que mon ami ou moi… ?

— Je veux bien consentir à vous donner quelques explications, dit le chambellan en interrompant sa lecture, et le véritable comte Frédéric me saura gré, je l’espère, de ma condescendance. J’attendais à Baden le résultat des promesses de votre ami Sigismond, quand je reçus une lettre d’un ancien serviteur de la famille de Hohenzollern, actuellement établi à Heidelberg. Il annonçait qu’il avait positivement reconnu, il y a quelque mois, le jeune comte Frédéric parmi les étudians de l’Université de cette ville. Il l’avait suivi et il l’avait vu entrer dans une maison dont il donnait l’adresse. La lettre était déjà d’une date assez ancienne, car elle avait dû d’abord aller à la résidence de Hohenzollern avant de me parvenir. D’un autre côté, je commençais à me défier un peu de monsieur Sigismond. Je me suis donc décidé à partir sur-le-champ pour Heidelberg et je me suis rendu à la maison indiquée. Mais trois étudians occupaient le même logis, et tous les trois étaient absens en ce moment. Je demandai leurs noms, on vous nomma vous et vos amis… L’un de vous trois est le comte Frédéric d’Hohenzollern ; mais lequel ? c’est ce que j’ignore encore.

Frantz conservait peu d’espoir de donner le change au chevalier, afin de gagner du temps et de profiler de la première occasion favorable pour s’évader ; cependant il essaya de payer d’audace.

— Monsieur, dit-il avec un calme affecté, puisque vous venez d’Heidelberg, il a dû vous être facile de vous informer de ma famille… elle est obscure, mais…

— Si obscure, répliqua Ritter en souriant dédaigneusement, que je n’ai pu me décider à prendre des renseignemens sur elle. Voyez-vous le premier chambellan de Son Altesse le prince de Hohenzollern allant chercher le tonnelier Stopfel dans les ruelles d’Heidelberg ! J’ai joué un jeu plus sûr. Sachant que je vous rencontrerais inévitablement ici tous les trois, je suis parti pour Manheim ; là je me suis fait accompagner de ces messieurs de la police, et nous sommes venus à l’improviste… Maintenant, grâce au signalement que voici, et qui est, dit-on, d’une parfaite exactitude, je reconnaîtrai aisément le fils de mon auguste maître, en dépit de ses efforts pour se cacher.

Il se mit à lire avec une attention minutieuse le papier dont il était muni, s’arrêtant de temps en temps pour comparer les traits des deux jeunes gens aux indications