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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/33

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LE NID DE CIGOGNES.

Excellence excusera ma folie ; continua-t-il en regardant Frantz ironiquement, mais en apprenant que l’un de ces trois jeunes gens que j’avais vus ici était le comte Frédéric, j’ai eu d’abord une singulière idée. Une certaine ressemblance avec Son Altesse m’avait frappé la première fois que j’ai vu monsieur. Frantz Stopfel, et j’ai craint… Ah ! ah ! ah !… je vous supplie d’excuser cette gaieté intempestive, mais il faut que je rie de ma sottise… Confondre le fils d’un artisan avec le noble rejeton d’une famille princière !

— Ne disons pas de mal des fils d’artisan, répliqua Albert gravement ; j’aime le peuple, Ritter ; d’ailleurs, Frantz a été mon camarade ; il peut toujours être assuré de ma protection.

Ces paroles furent prononcées avec une impertinence naturelle ; l’étudiant évidemment prenait au sérieux son nouveau titre.

— Ah çà mon cher chambellan, continua-t-il, vous n’avez pas la prétention, sans doute, de me faire partir à l’instant pour ma destination ?

— S’il plaît à Votre Excellence, monsieur le comte, nous ne partirons que demain matin… Vous ne l’ignorez pas, j’ai de petites affaires à régler avec le major de Steinberg. Sa sœur est, dit-on, guérie de sa blessure ; il est temps de réclamer mon château. La prise de possession ne sera pas longue ; cependant, pour la rendre plus solennelle, je veux être assisté d’un magistrat du pays. Ces arrangemens me retiendront ici une heure ou deux demain matin, mais nous rattraperons aisément le temps perdu, soit que nous voyagions par eau, soit que nous prenions la voie de terre, suivant le bon plaisir de Votre Excellence.

— Nous voyagerons en chaise de posté, comme des grands seigneurs… que je suis ! s’écria Schwartz, et j’irai soigneusement recevoir l’investiture de mon canonicat ! Ma foi décidément, maître Ritter, ceci est préférable à ma position de pauvre hère d’étudiant râpé… Mais donnez des ordres pour le souper, monsieur Ritter ; vous vous chargerez de toutes les dépenses, j’imagine ?

— Votre Excellence peut commander, Son Altesse le prince, votre père, me reprocherait de n’avoir pas satisfait tous vos vœux.

― Alors, qu’on prépare un beau souper, s’écria l’étudiant ; je veux du vin du Rhin pour ordinaire et du Johannisberg pour dessert… J’entends aussi, maître Ritter, que l’on fasse bien manger et bien boire ces braves gens qui vous accompagnent… Ils célébreront, le verre à la main, mon heureuse réconciliation avec mon auguste père. Quant à moi, je suis las de la bière et du bœuf fumé des tavernes universitaires ; je veux un régal splendide, de par la liberté de… je veux dire de par les armoiries de mon illustre maison !

— Pendant qu’Albert déraisonnait ainsi, Frantz, retiré à l’écart, restait plongé dans ses réflexions. Les fanfaronnades de son camarade ne lui avaient pas même arraché un sourire. Enfin il s’approcha de Ritter et lui dit avec un peu d’ironie :

— Maintenant, monsieur, je suis libre, je pense, et je peux aller où il me plaît…

— Oui, oui, maître Frantz, dit le chambellan d’un air dédaigneux : Laissez-le passer, messieurs, ajouta-t-il en s’adressant aux gens de police, ce n’est pas lui que concerne l’ordre du grand-duc.

Frantz salua et voulut sortir ; mais Albert le retint familièrement.

Vous souperez avec moi, Frantz, lui dit-il ; je ne renie pas si vite mes compagnons de misère.

L’obscurité qui commençait à se répandre dans la salle empêchait de voir les traits du véritable Frédérie de Hohenzollern ; cependant il répondit poliment que la faiblesse résultant de sa récente maladie l’obligeait à se retirer, et qu’il priait Son Excellence de l’excuser.

— Il suffit, dit Ritter, en essayant de plaisanter, le comte Frédérie doit savoir à quoi s’en tenir sur cette excuse. Il s’agit sans doute encore pour ce soir de quelque visite à la sœur du pauvre major… En vérité, je ne sais où j’avais la tête en me faisant le rival de monsieur Frantz. Mais sans doute les difficultés relatives à ce mariage sont maintenant aplanies, il n’y a pas bien loin d’un jeune étudiant, fils d’artisans aisés peut-être, à la sœur d’un gentilhomme ruiné.

En écoutant Ritter, Frantz fut sur le point de laisser éclater son indignation. Cependant il se contint et balbutia quelques paroles que le chambellan n’écouta pas. En ce moment, Albert s’approcha de Frantz et lui dit à voix basse :

— Trouves-tu que je m’acquitté convenablement de mon rôle de prince ?

— À merveille ! mais… prudens esto !

— Je comprends… Enfin cette épreuve n’est pas trop fastidieuse, pourvu… qu’elle ne doive avoir aucun inconvénient pour moi.

Ne craignez rien ; le véritable comte de Hohenzollern ne viendra pas revendiquer son titre et son nom.

Et il sortit brusquement.

Albert rassuré éleva la voix de nouveau ; bientôt toute l’auberge fut en rumeur pour obéir à ses ordres extravagans.

XXV


Frantz profita de ce moment pour se retirer dans sa chambre. La prudence lui ordonnait de quitter l’auberge sur-le-champ ; les folies de Schwartz pouvaient éveiller les soupçons de Ritter ; c’était miracle que le chambellan se fut laissé prendre à ce piége grossier.

Cependant l’obscurité n’était pas encore assez profonde pour que Frantz osât exécuter son projet de pénétrer dans le Steinberg. D’ailleurs, il avait donné sa parole de ne rien entreprendre avant le retour de Sigismond ; malgré la gravité des circonstances, il se demandait s’il ne devait pas attendre pour agir un ami si prudent et si dévoué. Le souvenir de l’avis effrayant qu’il avait reçu, le soir même, de Madeleine Reutner, renouvela ses angoisses. Wilhelmine était en danger ; toutes les autres considérations devaient s’effacer devant celle-là.

Après quelques instans de reflexion, Frantz alluma dne lampe et écrivit à Sigismond.

La lettre terminée, il chercha qui pourrait se charger de la remettre secrètement à Muller, lorsqu’il arriverait le lendemain. Le hasard vint à son secours.

Le bruit d’un débat assez animé se fit entendre dans la pièce voisine ; au même instant, Augusta, la fille de l’aubergiste, les joues cramoisies, la toilette un peu chiffonnée, se précipita dans la chambre. Elle parut surprise à la vue de l’étudiant, et voulut se retirer.

— Qu’y a-t-il donc, ma jolie Augusta ? demanda Frantz avec distraction.

— Rien, rien, monsieur, dit la jeune Allemande en faisant une gauche révérence ; votre ami Albert me poursuivait pour m’embrasser… Depuis le départ de monsieur Sigismond, il me persécute sans cesse. Ce soir surtout, c’est un vrai démon ! Il prétend qu’il est prince, et qu’un prince a le droit de faire toutes ses volontés.

— C’est un droit que les autres hommes lui envieraient trop, répondit Frantz avec un sourire mélancolique.

— Eh bien ! prince du non, je ne l’aime pas davantage, reprit la jungfrau d’un air boudeur ; j’aime bien mieux monsieur Sigismond… Voilà un étudiant honnête, poli, bien élevě ! Il a toujours des choses gracieuses à dire… absolument comme vous, monsieur Frantz ; et sans mentir…

Frantz fut frappé d’une idée ; il interrompit la jeune fille au milieu de ses confidences.