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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/34

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Eh bien ! Augusta, voudriez-vous rendre un grand service à Sigismond et à moi ?

— De tout mon cœur.

— Prenez ce billet ; vous le remettrez à Muller dès qu’il reviendra de Manheim, cette nuit ou demain matin… Surtout, ne montrez ce papier à personne.

— J’exécuterai fidèlement vos volontés, dit Augusta en cachant le papier dans son corsage. Mais… allez-vous done nous quitter ?

— Cela ne suffit pas, ma bonne fille ; j’ai quelque chose encore à vous demander.

— Je suis à vos ordres ; seulement, hâlez-vous, mon père pourrait m’appeler. Toute la maison est en rumeur pour apprêter le souper de ce soi-disant prince et du nouveau maître du Steinberg.

— Mon enfant, il me faut la clef de la chaîne qui sert à amarrer la barque de votre père.

Il lui détailla encore différens objets nécessaires à l’exécution de son plan. La jeune fille l’écoutait avec un éton nement mêlé d’inquiétude.

— Je puis vous procurer tout cela, répliqua-t-elle ; mais dites-moi, je vous prie, à quel usage.

— De grâce, ne m’interrogez pas ; plus tard, vous saurez peut-être quel service vous m’aurez rendu.

Augusta sortit en silence ; un moment après, elle revint avec les objets que Frantz lui avait demandés. C’étaient, entre autres choses, une lanterne, un briquet et un lourd pic de fer, qui pouvait être, au besoin, une arme redoutable. Franiz se chargea de ces divers ustensiles, la remercia brièvement, et voulut sortir.

— Où allez-vous donc, bon Dieu ? demanda la jungfrau avec inquiétude.

— Adieu, Augusta ; souvenez-vous de ma lettre… Remettez-la secrètement à Sigismond ; mais surtout ne la remettez à nul autre qu’à lui, ou il arrivera de grands malheurs.

— Monsieur Frantz, encore une fois, où allez-vous si tard, malade comme vous êtes ?

— Priez pour moi, chère Augusta… pour moi et pour une autre personne bien digne de votre affection, de votre pitié. Son sort et le mien vont se décider cette nuit.

La jeune hôtesse, les larmes aux yeux, essaya encore de le retenir ; mais Frantz lui fit un signe affectueux et quitta la chambre. Les gens de police étant exclusivement occupés d’Albert, il lui fut facile de sortir de l’auberge sans être vu.

La nuit était claire et paisible. Une légère brise, chargée des émanations de la mousse aquatique, soufflait par intervalles. La lune se levait de l’autre côté du Rhin, traçant de longs sillons d’argent sur les eaux noires du fleuve majestueux. Le silence Le plus profond régnait sur les deux rives.

Frantz tourna les yeux vers le château, qui s’élevait à sa gauche comme une monstrueuse gibbosité du sol. À cette heure de la nuit, l’édifice et le rocher se confondaient dans une brume grisâtre. Aucune lumière ne brillait à travers ce léger voile de brouillards. Rien d’humain, rien de vivant n’indiquait que la vieille tour du Steinberg ne fût pas déjà exclusivement abandonnée aux spectres dont la peuplaient les légendes locales.

Le jeune homme se mit à marcher le long du rivage ; il atteignit bientôt la base du rocher de Steinberg, à l’endroit où elle se baignait dans le fleuve. Là, Frantz parut chercher à se reconnaître au milieu de l’obseurité ; mais ses hésitations ne furent pas de longue durée. Les observations qu’il avait faites pendant le jour étaient précises ; il se dirigea vers une grosse roche qui surplombait.

Sous cette roche était une espèce d’enfoncement ténébreux.

L’étudiant s’arrêta, et, les pieds dans l’eau, l’oreille au guet, il regarda de tous côtés afin de s’assurer qu’il n’avait pas été suivi.

Rassuré par le silence, il alluma sa lanterne ; un reflet rougeâtre, que les bateliers du Rhin eussent pu prendre de loin pour un feu follet, se prolongea sur les eaux.

À cette lueur incertaine, Frantz examina soigneusement l’endroit où il se trouvait.

Cette cavité, aux parois abruptes, ne présentait aucune trace du travail de l’homme ; le Rhin dans ses débordemens semblait seul avoir sous-miné le roc en le rongeant çà et là d’une manière bizarre. Quelques grosses pierres, accumulées vers le fond, étaient couvertes de ce limon épais que laissent les eaux en se retirant. Des plantes aquatiques croissaient à l’entour ; des coquilles fluviales jonchaient le sol. Nul n’eût pu voir dans cet enfoncement autre chose qu’un jeu assez ordinaire de la nature.

Mais le jeune homme ne s’y trompa pas ; il posa sa lanterne près de lui, et, s’armant du pic de fer que lui avait remis Augusla, il attaqua les pierres amoncelées au fond de cette espèce de grotte.

Ces pierres semblaient former un seul bloc cependan : elles n’avaient aucune adhérence entre elles, et roulèrent au premier choc, en écrasant des populations de cloportes : et d’autres insectes amis des lieux humides.

Frantz redoubla d’efforts ; enfin son pic, résonnant contre une planche, rendit un son sourd, profond, lugubre, qui paraissait venir des entrailles de la terre : on l’eût pris pour le gémissement d’un des gnomes malfaisans dont les superstitions allemandes peuplent les mines et les cavernes.

Frantz eut peine à retenir un cri de joie ; sa main était tremblante, son cœur battait avec violence, Il avait donc trouvé ce passage mystérieux que les anciens seigneurs du Steinberg connaissaient seuls, dont ils avaient caché avec tant de soins l’existence aux autres hommes, ce Flucht-veg, ce chemin de fuite qui jouait un si grand rôle dans l’histoire de la baronnie ?

Le souterrain, dont le secret lui avait été révélé d’une manière presque miraculeuse par une cigogne, allait peut-être le conduire auprès de Wilhelmine !

À cette pensée, il redoublait d’efforts ; les pierres, tombant une à une sous son outil, laissaient apercevoir de

plus en plus distinclement une porte basse et cintrée. Cependant, à mesure qu’il avançait däns sa besogne, Frantz sentait renaître ses craintes ; cette porte peuvait résister à ses attaques, et, en essayant de la briser, il ris quait d’être entendu du village, situé à deux ou trois cents pas seulement de l’endroit où il se trouvait.

Heureusement ces inquiétudes durèrent peu ; après avoir déblayé le fond de la caverne, il introduisit l’instrument : de fer entre le roc et la porte, puis il donna une forte secousse. Les gonds et les ferremens, rongés par l’humidité de plusieurs siècles, cédèrent avec bruit et la porte tomba.

Aussitôt une bouffée d’air méphitique et mortel sortit de la bouche du souterrain ; Frantz fui renversé, presque asphyxié, sur les pierres qu’il avait eu tant de peine à déplacer.

L’air pur et frais venant du fleuve lui rendit bientôt l’usage de ses sens.

Il se souleva et voulut se traîner vers l’entrée du Flucht-veg, mais ses membres lui refusaient le service. D’ailleurs, la flamme de sa lanterne palissait et menagçait de s’éteindre, signe certain que les gaz délétères accumulés au fond de la caverne n’avaient pas encore eu le temps de s’exhaler. Faire un pas dans le souterrain avant que l’air eût pu se renouveler, c’était s’exposer à une mort certaine, prompte comme la foudre : le jeune homme le savait. Force lui était donc d’attendre, s’il ne voulait par sa témérité conpromettre sa vie et surtout le succès de son entreprise.

Il s’assit à l’entrée de la grotte ; mais l’impatience le dévorait, chaque minute perdue reculait l’instant de voir Wilhelmine. Ne pouvant plus se maîtriser, il se leva, prit sa lanterne, et, après avoir fait un signe de croix, il entra résolûment dans le souterrain.

Cette nouvelle tentative faillit lui être fatale : il se sentait oppressé, haletant, presque suffoqué ; néanmoins il ne recula pas. Bien plus, comme le hasard pouvait conduire quelque passant dans cet endroit et faire découvrir