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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/37

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LE NID DE CIGOGNES.

— Henri, dit-elle de sa voix douée et mélancolique, chassez de cruelles visions ; revenez à vous, mon frère… c’est moi, c’est Wilhelmine qui vous en prie.

— Paix, jeune fille ! dit le baron en la repoussant avec rudesse, prétendrais-tu m’en imposer ?… Je te connais bien : tu es Bertha de Steinberg, la belle Bertha aux yeux pers ! … Lui, continua-t-il en désignant Frantz, c’est Carl de Stoffensels, surnommé le Bel Ecuyer… Moi, je suis le baron Emmanuel, votre juge et votre maître.

Wilhelmine entrevit avec épouvante le danger de laisser l’imagination de son frère se complaire dans cette étrange erreur.

— Henri ! Henri ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée, reconnaissez-moi…je ne suis pas Bertha… la pauvre Bertha est morte il y a plusieurs siècles, je suis Wilhelmine, votre jeune sœur.

— Tu es Bertha ! interrompit brusquement l’insensé ; je n’ai pas de sœur ; j’ai une fille coupable… Elle m’a trompé, elle s’est laissé séduire par Stoffensels, mon ennemi… D’ailleurs tu connais la loi inexorable imposée de temps immémorial aux seigneurs de Steinberg : quiconque a pénétré le secret du Flucht-Veg doit mourir… Ton amant et toi, vous allez mourir.

La jeune fille recula toute tremblante vers son mari ; elle commençait à comprendre les horribles projets de son frère.

Mais les paroles du major n’avaient aucun sens raisonnable pour Frantz, et il examinait d’un air de profonde affliction le malheureux Steinberg. Les tentatives de Wilhelmine pour ranimer cette intelligence éteinte avaient été infructueuses. Cependant l’étudiant crut que la force de la vérité matérielle mettrait un frein aux déréglemens d’un esprit malade :

— Major de Steinberg, dit-il avec un accent de sincère pitié, des passions aveugles et injustes ont troublé votre raison… Repoussez d’absurdes visions, reprenez ce calme, cette dignité qui conviennent à un gentilhomme, à un brave officier, à un homme du monde. Reconnaissez-moi, moi qui vous parle ; je suis ce jeune étudiant qui, pendant votre absence, a osé aimer votre sœur Wilhelmine et se faire aimer d’elle… un mariage secret nous a unis… Nous sommes coupables sans doute de n’avoir pas sollicité votre consentement, mais nous avons été cruellement punis de cette faute. Voyez comme cette pauvre Wilhelmine est encore pâle et faible des suites de sa blessure ! Quant à moi, mon frère, si vous me connaissiez mieux, vous ne me jugeriez pas indigne peut-être de votre estime, de votre amitié.

Le baron écoutait d’un air égaré, mais attentivement. Il se frappa le front, comme si sa mémoire se réveillait pour un moment.

— Ah ! oui, murmura-t-il, l’étudiant d’Heidelberg… le fils du tonnelier.

Cette parole, insignifiante en apparence, indiquait pourtant une faible réaction de l’intelligence contre les rêves fiévreux de la folie. Whilelmine conçut uu peu d’espoir ; elle suivait avec anxiété chaque mouvement de son frère. Frantz continua :

— Je ne suis pas le fils d’un pauvre artisan, major, quoique j’aie été forcé un moment d’affirmer cette fable. Je me repens aujourd’hui de ne vous avoir pas appris franchement la vérité malgré lé danger de cet aveu pour moi… Ce danger existe encore ; mais si la connaissance de mon véritable nom doit calmer les susceptibilités de votre fierté, je ne vous le cacherai pas plus longtemps. Je suis le comte Frédéric de Hohenzollern, second fils du prince régnant de Hohenzollern.

Il s’arrêta pour juger de l’effet de cette révélation.

— Hohenzollern ? répéta machinalement l’insensé. Wilhelmine regarda son mari avec étonnement.

— Vous, noble et de naissance illustre ! murmura-t-elle d’un ton de reproche. Frantz ! Frantz ! mon amour pour vous avait-il besoin d’être éprouvé ?

— Vous m’avez aimé malgré ma condition obscure, malgré ma pauvreté, dit le jeune homme avec tendresse ; cette circonstance, Wilhelmine, fera toujours mon orgueil et ma joie. Mais, continua-t-il en se reprenant, ce n’est pas le moment de nous arrêter sur ce sujet… Major de Steinberg, je vous ai donné des explications loyales, complètes ; persisterez-vous dans ces sentimens de haine et de vengeance indignes d’un cœur généreux comme le vôtre ?

Le baron semblait réfléchir, et cherchait dans les ténèbres de son esprit une pensée fugace toujours insaisissable.

— Hum ! hum ! dit-il enfin avec un sourire malin, s’il n’avait pas été transporté ici par le pouvoir du diable, mon allié, comment se trouveraii-il chez moi au milieu de la nuit ?

Cette rechute arracha un gémissementà la pauvre Wilhelmine ; mais Frantz ne voulait pas encore se rendre à l’évidence.

— Major de Steinberg, mon ami, mon frère, reprit-il avec chaleur, je suis parvenu jusqu’ici au moyen de ce passage secret dont j’ai eu le bonheur de découvrir l’entrée ; rien que de simple et de naturel dans ma présence à la tour.

— Et tu as découvert le trésor de ma famille ? il t’a été permis, à toi, de voir les immenses richesses accumulées par mes aïeux ? Tu as usurpé le droit antique des barons de Steinberg !

— Ne vous faites pas illusion, major, ce trésor consiste en quelques papiers pourris et sans valeur. Le caveau où je les ai trouvés a pu contenir autrefois des sommes d’or et d’argent considérables, mais il est vide ; on dirait aujourd’hui d’un sombre et triste cachot.

— Bertha et le Bel Ecuyer y sont morts de faim, murmura le major. Après un moment de silence, il ajouta :

— Ainsi donc, c’est Satan, mon allié, qui t’a montré le redoutable Flucht-veg du Steinberg ?

— Encore une fois, ce n’est pas le démon… à moins qu’il n’ait pris la forme d’une pauvre cigogne blessée et mourante.

Ce seul mot de cigogne rejeta le baron dans toutes ses folies, dans toutes ses fureurs.

— L’entendez-vous ? dit-il avec force, il avoue enfin la vérité… Oui, oui, j’ai reconnu ton doigt dans tout ceci, esprit du mail tu as tenu ta parole, je dois accomplir mon devoir. Je suis Emmannel, voici le sire de Stoffensels et la coupable Bertha… voici le Flucht-veg… C’est bien, c’est bien, cigogne de Steinberg, tu seras obéie !

Frantz se retourna en faisant un signe de découragement ; mais Wilhelmine suivait au milieu du désordre des idées de son frère la trace d’une pensée de vengeance à laquelle Henri tenait avec l’obstination du monomane. Si elle avait un doute à ce sujet, bientôt le doute ne fut plus possible.

— Fritz Reutner, dit le baron d’un ton solennel en se tournant vers le fils de Madeleine, tu es un serviteur fidèle de la baronnie, tu vas m’aider à venger l’honneur outragé des Steinberg… Es-tu prêt ?

— Qu’ordonne monseigneur ? demanda Fritz aussi tranquillement que s’il eût pris les ordres de son maître pour une partie de chasse.

Le baron se taisait, et, regardant sournoisement les deux jeunes gens, semblait méditer un plan d’attaque.


— Monsieur le major, s’écria Frantz avec véhémence, honte sur vous si vous employez la violence contre votre malheureuse sœur ! Tournez plutôt votre colère contre moi, contre moi seul.


— Contre toi, oui, contre toi seul, gronda le baron. Fritz, charge-toi de Bertha… je ne saurais porter la main sur ma fille, sur l’enfant de ma vieillesse… À nous deux, Carl de Stoffensels !

Il s’élança sur Frantz avant que celui-ci eût le temps de se mettre en défense ; une lutte acharnée et corps à corps commença entre eux. Wilhelmine, dans cet horrible conflit, voulait séparer les combattans, mais elle se sentit elle-