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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/38

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

même entraînée en arrière ; le robuste Fritz exécutait à la lettre les ordres de son maître.

Au milieu même de ses terreurs, elle repoussa Reutner avec une énergique fierté.

— Comment, misérable ! s’écria-t-elle, tu oses manquer de respect, toi, serviteur de Steinberg, à une baronne de Steinberg ?

Le rustre s’arrêta confus et embarrassé.

— Mademoiselle, dit-il d’un ton rude, monseigneur est le chef de la famille… il est donc le maître et je dois lui obéir.

— Ne suis-je pas ta maîtresse aussi, ne suis-je pas une Steinberg comme lui ?… D’ailleurs, ajouta-t-elle plus bas, ne vois-tu pas qu’il est fou… fou jusqu’à la frénésie, jusqu’à la rage ? Cette dernière raison n’était pas concluante pour Fritz Reutner ; cependant le cas lui semblait épineux. Auquel obéir du frère ou de la sœur ? Dans sa perplexité, il restait immobile. Wilhelmine crut l’avoir soumis à ses volontés.

— Sépare-les, au nom de Dieu, au nom de ta mère ! s’écria-t-elle en désignant du doigt, les deux adversaires qui se roulaient à ses pieds ; il te sera demandé compte des maux que tu aurais pu empêcher. Lâche imbécile ! ne le vois-tu pas ? il va se commettre un crime.

Elle voulut, de ses mains débiles, séparer les combattans ; mais Fritz ne fit pas un mouvement pour lui venir en aide. Il ruminait dans son étroit cerveau la conduite qu’il devait tenir dans cette circonstance difficile.

Tout à coup une voix rauque, profonde, semblable à un rugissement de lion, lui cria :

— Des cordes !… des cordes !… Fritz Reutner. L’issue de la lutte, en effet, n’avait pas été longtemps douteuse entre le terrible maniaque et le pauvre étudiant.

Celui-ci était plus jeune, il est vrai, mais il était affaibli par une longue maladie, par des fatigues récentes ; le colossal major, au contraire, sentait ses forces doublées par la fièvre de ia vengeance, par la folie ; plusieurs hommes de vigueur ordinaire n’eussent pu le contenir en ce moment.

Aussi n’avait-il pas eu de peine à terrasser le malheureux Frantz, malgré les efforts impuissans de Wilhelmine.

À l’appel de son maître, Fritz, revenant à ses habitudes d’obéissance passive, secoua tous ses scrupules ; il arracha de la muraille un bout de corde qui retenait la tapisserie délabrée, et se mit à garrotter le jeune homme renversé sous le major.

— En les voyant l’un et l’autre s’acharner contre Frantz, Wilhelmine essayait tour à tour de les repousser, de les attendrir.

— Henri ! s’écria-t-elle, que faites-vous ? que voulezvous de lui ?… C’est mon mari, c’est votre frère !… Oh ! les lâches ! ils se mettent deux contre lui seul… Fritz ! misérable ingrat, est-ce là la récompense de mon indulgence, de mes bontés pour toi ? Mon frère a perdu la raison, mais toi tu peux me comprendre, tu sais combien cette violence est coupable… Et vous, Henri, ajouta-t-elle aussitôt en démentant elle-même ses paroles, Henri, par pitié, au nom de notre père, au nom de l’honneur, au nom de Dieu, ne vous souillez pas d’un crime abominable !

— Wilhelmine, murmura Frantz à demi suffoqué, ne pensez pas à moi… fuyez, fuyez, si vous le pouvez encore.

— Je ne fuirai pas ; quel que soit votre sort, Frantz, je le partagerai… Mais mon frère ne sera pas assez cruel pour attenter à vos jours… il n’a jamais été méchant… Henri ! Henri ! vous avez un bon cœur ; vous serez clément, vous… — Elle s’interrompit et se cacha le visage avec horreur. Henri de Steinberg venait de se relever après avoir mis Frantz dans l’impuissance de faire un mouvement. Il était effrayant à voir ; une écume blanche se montrait aux deux coins de sa bouche ; les muscles de sa face se crispaient convulsivement ; ses yeux étaient injectés de sang ; il n’avait plus rien d’humain. — Oh ! mon Dieu ! ç’écria Wilhelmine terrifiée, ce n’est plus mon frère.

Le major la désigna par un geste farouche.

— Fritz, commanda-t-il,’charge-toi de Bertha… moi je prends le sire de Stoffensels.

Reutnerresta immobileet regarda son maître ; peut-être allait-il enfin résister aux volontés de l’insensé ; Wilhelmine eut un éclair d’espoir.

— Elle ! elle ! répéta Henri de Steinberg en désignant toujours sa sœur ; prends-la dans tes bras et suis-moi. Le stupide Reutner ne balança pas un instant ; la première fois il n’avait pas compris l’ordre du major ; c’était la seule cause de son hésitation. Il saisit la jeune fille et l’enleva dans ses bras nerveux.

De son côté, Henri avait chargé comme une masse inerte, sur ses puissantes épaules, le corps du malheureux Frantz.

Les deux jeunes époux poussaient des cris déchirans. Mais qui pouvait entendre ces cris dans cette masure isolée, habitée seulement par une vieille femme faible et timide ? Au milieu du désordre, Fritz renversa la table ; la lampe tomba et s’éteignit. Alors la chambre ne fut plus éclairée que par un pâle rayon de lune. La lanterne de Frantz brûlait encore au milieu des pierres amoncelées sur les premières marches du Flucht-veg. À cette incertaine et sinistre lueur, on voyait l’escalier s’enfoncersous terre comme l’escalier d’un sépulcre.

Le baron se dirigea rapidement vers l’ouverture pratiquée dans la muraille ; mais Fritz s’effraya de cette obscurité subite.

— Que faut-il faire, monseigneur ?

— Suis-moi.

— Et où allons-nous, je vous prie ?

— En enfer… ne le vois-tu pas ?

Déjà l’insensé descendait avec son fardeau l’escalier raboteux qui conduisait dans l’intérieur du rocher, quand sa réponse vint éveiller les craintes superstitieuses de Fritz. Wilhelmine sentit frissonner son persécuteur ; mais aussitôt il surmonta cette émotion.

— En enfer ! répéta-t-il ; eh bien ! oui… Il est baron de Steinberg, il est mon seigneur ; je le suivrai !

Il franchit résolument la porte du Flucht-veg, et rejoignit le major dans l’escalier raide et humide du souterrain. Ils marchèrent quelques instans en silence. Frantz et Wilhelmine anéantis semblaient tous les deux privés de l’usagé de leurs sens. Leurs gémissemens étaient trop faibles pour être entendus.

Qpand on atteignit l’endroit où le passage s’élargissant formait une espèce de salle, Henri s’arrêta tout à coup. Il dit à voix haute :

— Esprit du mal, mon allié, mon ami, et bientôt mon maître, désigne-moi le cachot où Emmanuel enfermera la coupable Bertha et le traître Stoffensels.

Un reflet de la lanterne dont le baron s’était charge tomba sur l’épaisse et massive porte de l’ancien trésor de Steinberg. Le major poussa un bruyant éclat de rire, répété tristement par les échos souterrains.

— Ainsi donc, reprit-il avec une joie sauvage, le destin va s’accomplir… Bertha et le Bel Ecuyer mourront de faim dans le Flucht-veg de Steinberg… l’enfer m’a exaucé.

XXVIII


Le lendemain matin, un peu après le lever du soleil, des coups précipités retentissaient à la porte extérieure du Steinberg. Comme nous l’avons dit plusieurs fois déjà, cette porte était séparée du château par la cour, encombrée de ruines, dont on avait fait un petit jardin potager. Néanmoins, les coups étaient si violens qu’ils furent aisément entendus de Fritz, à la fois intendant, jardinier et concierge. Il quitta le grabat sur lequel il dormait tout habillé, dans une masure attenante au donjon. Puis, les