Aller au contenu

Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

bonne idée de me faire prince, je… mais il ne faut pas désirer de mal à ses proches !

Pendant cette conversation, la petite troupe, conduite par Fritz Reutner, avait traversé le jardin et s’était engagée dans l’escalier tortueux conduisantaux divers étages de la tour.

À la porte de la chambre de Wilhelmine, une espèce d’ombre examina un moment les visiteurs et disparut aussitôt dans l’obscurité : c’était Madeleine Reutner.

En voyant tant de personnes envahir le Steinberg, elle avait deviné la vérité ; elle allait prévenir sa jeune maîtresse et l’aider dans ses préparatifs de départ.

Les visiteurs continuèrent leur ascension, sans s’occuper de cette rencontre. Cependant, à mesure que l’on approchait de la chambre voûtée où devait se trouver le baron, on marchait plus lentement ; la conversation avait cessé.

Au moment d’entrer, Ritter parut s’apercevoir que l’étiquette lui défendait de précéder le prétendu comte de Hohenzollern. Albert, de son côté, crut devoir céder le pas au gros juge. Celui-ci, ignorant le danger, se confondit en politesses sur l’honneur que lui faisaient un fils de prince régnant et un homme de cour en lui accordant la préséance.

Rien ne justifia néanmoins les défiances du prudent Ritler et du fanfaron Schwartz. La chambre voûtée avait toujours son aspect sombre et triste, mais rien n’y indiquait ce désordre dont s’entoure un fou furieux. Le baron lui-même avait un air assez calme ; debout au milieu de la chambre, il donnait à sa contenance une sorte de dignité. Son vieil uniforme était soigneusement boutonné ; il avait essayé de mettre en ordre son épaisse et rude chevelure. Son épée pendait à son côté ; un lambeau de dentelle flétrie simulait un jabot à l’ouverture de son frac. Malgré ces essais maladroits de toilette, ou peut-être à cause de ces essais mêmes, le dérangement de ses idées était évident. Ses joues caves, son teint plombé, ses yeux rouges et cernés avaient un caractère auquel il était impossible de se tromper.

À la vue des étrangers, il parut se souvenir de son urbanité d’autrefois ; il fit un pas en avant et s’inclina :

— Bonjour, Ritter… Je vous salue, messieurs, dit-il d’une voix qui avait perdu sa sonorité, entrez, entrez ; je sais ce qui vous appelle ici ; je suis préparé à vous recevoir… Sur ma parole, chevalier, vous nous amenez nombreuse compagnie !

Les poltrons avaient craint d’abord que l’insensé ne s’élançât sur eux avant toute explication : cet accueil leur rendit confiance. Ritter fut le plus prompt à reprendre courage.

— Bonjour, mon cher major, dit-il en s’assurant d’un coup d’œil que l’on était à portée de le secourir si une parole malencontreuse réveillait la folie d’Henri, je viens en effet réclamer l’exécution d’une certaine promesse, ou plutôt d’un certain contrat… J’ai pris la liberté de me faire assister de ces honorables personnes, afin de remplir les formalités d’usage.

Mais Henri de Steinberg parut parfaitement comprendre pourquoi les soldats de police, dont l’uniforme lui était bien connu, se trouvaient là.

— Chevalier Ritter, dit-il avec un sourire sardonique, vous vous attendiez à quelque résistance de ma part, convenez-en. Oubliez-vous donc qu’au régiment, à Berlin, aux eaux de Baden, partout, j’ai tenu rigoureusement à ma réputation de beau joueur ? Vous n’aviez pas besoin de vous faire accompagner ainsi… Écoutez, ajouta-t-il d’un air menaçant, si je l’avais voulu, eussiez-vous amené une armée avec vous, j’aurais trouvé des défenseurs encore plus nombreux pour vous chasser d’ici… des défenseurs redoutables, avec des ailes noires et des épées de feu… la légion que Dieu précipita dans les abîmes infernaux après la défaite des esprits rebelles.

Les assistans se regardèrent du coin de l’œil. Ritter n’osait plus souffler mot. Le malheureux insensé reprit au bout d’un moment : — Mais, je vous le répète, chevalier, ma réputation m’est précieuse. Il ne sera pas dit que le major de Steinberg aura jamais triché une partie ou refusé les enjeux après le coup décisif. J’ai perdu mon château, mon nom, mon titre contre vous, je payerai ; j’ai perdu mon âme contre Satan, je payerai de même… À chacun sa part dans ma dépouille.

XXIX


Le chambellan eut l’air de prendre pour une plaisanterie ces paroles étranges ; il se mit à rire d’un rire forcé.


— Vous me placez là, pardieù ! en belle compagnie ! répliqua-t-il timidement ; mais allons mon cher baron, je suis enchanté de vous trouver raisonnable ; vous prouvez ainsi que vous appréciez la délicatesse de mes procédés à votre égard. Aussi, avant d’inviter ces messieurs adresser l’acte de possession, je vous rappellerai une clause insérée dans nos conventions précédentes : Vous avez le droit de rester propriétaire du Steinberg en payant une modique somme de vingt mille florins… Êtes-vous en mesure d’acquitterà l’instant cette somme ?

Le major secoua la tête.

— Voyons, réfléchissez… N’est-il personne qui puisse vous venir en aide ?

— Personne. J’ai épuisé mon crédit… sur la terre et en enfer.

— Dans ce cas, messieurs, reprit Ritter en s’adressant aux gens de loi, faites votre devoir, monsieur le major vous le permet. — Lejuge et l’huissier s’approchèrent d’une table et se mirent en devoir d’écrire. Le chambellan redoutait fort ce moment ; il s’attendait à une explosion de la part d’Henri de Steinberg. Il reprit, afin de détourner l’attention de l’insensé : — Ah çà ! mon cher major, depuis que j’ai quitté la résidence, je deviens grossier comme un bourgeois. Je ne vous ai pas encore demandé des nouvelles de votre aimable sœur Wilhelmine. Sans doute elle est bien portante et elle est entièrement remise de sa… des suites de l’accident ?

— Elle est guérie, répondit sèchement le baron.

— À merveille, continua Ritter, disposé à ne demander aucune explication et à ne rien contester, quoi que pût dire Henri ; je solliciterai la faveur de lui rendre mes devoirs avant mon départ. Du reste, quoique légalement je devienne de cet instant maître du Steinberg, je serais heureux, major, de vous voir occuper la tour encore quelque temps en qualité d’hôte. Je me contenterais de placer ici un agent qui recevrait mes ordres et gérerait la propriété en mon nom. Quant à vous, vous auriez tout le loisir de chercher une autre demeure… Eh bien ! voyons, quel délai me demandez-vous encore pour abandonner définitivement le Steinberg ? Je tiens à fixer ce point… par simple curiosité.

La figure du baron se rembrunit. Le chambellan craignait de n’avoir pas enveloppé sa pensée de formes assez douces, assez insinuantes ; il allait chercher à l’expliquer, quand Steinberg lui demanda brusquement :

— À votre avis, combien de temps une créature, faible, malade, désespérée, sans air, sans lumière, sans nourriture, pourrait-elle supporter tous ses maux ?."

— Mais je ne sais, répliqua Ritter, attribuant cette étrange question au dérangement des idées de son interlocuteur.

— Dites votre opinion…

— Eh bien !… vingt-quatre heures peut-être.

— Dans vingt-quatreheures donc je quitterai le Steinberg.

Et le baron alla s’asseoir dans l’ombre, à l’autre extrémité de la salle.