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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/41

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LE NID DE CIGOGNES.

Pendant cette conversation, Albert réfléchissait comment il pourrait s’y prendre pour glisser un mot en faveur de Frantz, Les manières d’Henri de Steinberg n’avaient rien d’encourageant. Néanmoins, pendant que Ritter causait avec les gens de loi, déjà occupés de leur procès-verbal, Albert s’approcha du baron :

— Eh bien ! major, dit-il d’un air de familiarité protectrice, êtes-vous toujours en colère contre ces pauvres jeunes gens ? Vous avez été bien sévère pour votre charmante sœur et pour Frantz, mon protégé, lors de ma dernière visite au Steinberg !

Le baron releva lentement la tête et attacha son regard de feu sur l’étudiant. Celui-ci se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme.

— Nous pouvons causer d’égal à égal, major, balbutia-t-il ; j’ai repris mon nom et mon titre héréditaires… je suis le comte Frédéric de Hohenzollern.

Ce nom fit tressaillir le baron.

— Hohenzollern ! répéta-t-il d’un air égaré ; j’ai déjà entendu ce nom il n’y a pas longtemps… Hohenzollern ! oui, oui, c’est cela… Il y en a donc deux ?

— Précisément, répliqua l’étourdi ; nous sommes deux frères, sans compter notre vieux bonhomme de père… je veux dire Son Altesse le prince régnant. Certaines vexations de mon frère aîné m’avaient obligé à me cacher sous un déguisement ; mais comme j’ai consenti à me faire chanoine, tout s’est arrangé, et je suis rentré en grâce auprès de mon illustre famille. Ritter vous contera cette histoire… Toujours est-il, mon cher baron, qu’avant de quitter le pays, je voudrais vous réconcilier avec cet honnête garçon de Frantz. Votre sœur l’aime et elle est aimée de lui ; il n’y a pas à s’en dédire, mon pauvre major, d’ailleurs les jeunes gens sont, bien et dûment mariés, je vous en avertis. Je leur ai fait l’honneur de servir de témoin… sous un nom supposé. Aussi vois-je avec déplaisir que vous vous obstiniez à les séparer l’un de l’autre.

— Ils ne sont plus séparés, interrompit le baron avec une ironie sinistre ; je les ai réunis… pour toujours.

— Vraiment ! dit Albert presque fâché de trouver la besogne faite, et ce diable de Frantz qui ne m’avertit pas !…

Il a toujours été mystérieux avec moi ; je finirai un beau jour par lui retirer ma protection.

En ce moment Madeleine Reutner se précipita tout effarée dans l’antichambre.

— Y a-t-il ici un officier de justice ? dit-elle d’une voix tremblante ; quelqu’un ici a-t-il qualité pour recevoir ma déclaration sur un fait important ?

— Que voulez-vous, bonne femme ? demanda Ritter en voyant le juge déposer sa plume ; ces messieurs n’ont pas le temps d’écouter vos sornettes.

— Il s’agit de choses graves, messieurs ; mademoiselle Wilhelmine de Steinberg a disparu de sa chambre ; il est impossible de découvrir ce qu’elle est devenue.

— Soupçonneriez-vous un crime ? demanda le juge.

— Un crime répéta Madeleine en levant les yeux et les mains au ciel ; au prix de ma vie je voudrais épargner cette tache à l’ancienne et vénérable famille de Steinberg… mais je puis me tromper ; peut-être ma maîtresse existe-t-elle encore, peut-être a-t-elle besoin de secours… D’ailleurs, si elle a été victime de quelque attentat, le coupable n’a rien à craindre de la justice des hommes ni même de la justice de Dieu.

Elle indiquait du geste le baron de Steinberg. Il était calme, inattentif, comme s’il eût été complètement étranger à cette nouvelle. Cette insensibilité significative fut remarquée de tous les assistans.

— Je vous comprends, dit Ritter en baissant la voix ; mais expliquez-vous, ma chère ; quelles raisons avez-vous de penser… ? voyons ne se pourrait-il pas que mademoiselle de Steinberg, poussée par de mauvais traitemens de… certaine personne, se fût décidée à quitter furtivement la tour ?

— Elle ne l’a pas pu ! s’écria Madeleine avec désespoir, elle était trop bien gardée… Non, non, messieurs, croyez en ma conviction profonde : ou ma pauvre maîtresse est morte, ou elle est en danger de mort.

Il y eut un moment de silence. Le baron, sur qui tous les regards étaient fixés, s’occupait très sérieusement de fourbir le pommeau de son épée avec la manche de son habit.

— Eh bien ! madame, reprit Ritter, quelqu’un pourrait-il donner des renseignemens sur cette inconcevable disparition ?

— Mon Dieu ! je l’ignore, à moins que mon fils… Réponds, mon enfant, ajouta-t-elle en s’adressant à Fritz, qui se tenait grave et taciturne auprès de la porte ; qu’est-il arrivé hier au soir ? pourquoi m’a-t-on enfermée cette nuit dans ma chambre ? d’où venaient les cris et les plaintes que j’ai entendus ?

— Je n’ai rien vu, je ne sais rien, répliqua Fritz d’un ton bourru. Je vous ai enfermée pour… pour qu’on ne vous fît pas de mal… J’ai obéi à mon maître.

— Mais si ton maître t’a commandé…

— J’ai obéi à mon maître, répéta Fritz avec rudesse, ne m’en demandez pas davantage.

— Il ne parlera pas ! s’écria Madeleine, qui connaissait de longue date l’entêtement de son fils. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ? Ma pauvre maîtresse est perdue. Malheureuse famille de Steinberg ! le frère insensé, la sœur… morte peut-être !

— Wilhelmine morte ! s’écria une voix nouvelle ; miséricorde ! Frantz doit-être mort aussi.

Au même instant entra Sigismond Muller, en costume de voyage et couvert de poussière.

XXX


À la vue de Sigismond, Schwartz et Ritter se levèrent avec empressement.

— Te voilà donc, camarade ! s’écria Albert ; au nom du ciel ! d’où viens-tu ?

— Je dois réclamer de vous certaines explications, monsieur le mauvais plaisant, dit le chambellan d’un air de rancune.

Muller les repoussa, du geste.

— Un moment, messieurs ; de grâce, ayez pitié de mon inquiétude !… Où est Frantz ? où est mon pauvre Frantz ?

— Eh mais ! n’est-il pas de retour à l’auberge ? demanda Schwartz avec étonnement.

— Je quitte le fauberge à l’instant… Zelter ne l’a pas vu depuis hier au soir… il aura sans doute mis à exécution le projet hardi dont il m’a parlé… Oh ! l’ingrat ! l’ingrat !… quand j’avais peut-être un moyen simple et naturel de réaliser ses vœux les plus chers !

— Mais enfin, d’où viens-tu toi-même ? comment sais-tu…

— Hier, à la suite d’une conversation confidentielle avec Frantz, je partis pour Manheim. J’avais conçu le projet d’opérer une réconciliation entre notre pauvre camarade et le major de Steinberg ; ce voyage devait me fournir les moyens d’exécuter mon plan. L’affaire s’est terminée à ma satisfaction à Manheim, et j’ai voyagé toute la nuit pour revenir au Steinberg.’L’état d’agitation cù j’avais laissé Frantz me donnait de vives inquiétudes ; son amour pour une personne qui habite ce château pouvait le jeter dans quelque entreprise périlleuse, malgré ses promesses positives à ce sujet… En effet, tout à l’heure, en arrivant à l’auberge où j’ai déposé mes bagages, j’ai su la disparition de Frantz. Or, il n’a pu venir qu’ici ; ici seulement on peut me donner de ses nouvelles… Je ne sortirai pas de cette chambre avant de savoir ce que l’on a fait de lui.

— Oui, oui, certainement, dit Albert, qui commençait à subir l’influence de son énergique camarade ; Frantz a