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LE NID DE CIGOGNES.

compromettre le repos de notre ami en trahissant son incognito ; mais laisse-moi faire, j’ai bien réfléchi ; les poursuites de monsieur Ritter ne sont plus à craindre pour lui. Frantz est marié, nous le savons tous ; il ne peut plus être question de l’obliger à entrer dans les ordres, suivant le vœu de sa famille. Son arrestation serait donc un acte de cruauté gratuite dont je crois le vieux prince de Hohenzollern incapable ; cesse donc de feindre, ton obligeant mensonge est inutile.

Mais Albert ne se rendit pas encore.

— Entendez-vous ce mauvais plaisant ? reprit-il. Sur mon honneur de gentilhomme ! j’ai été trop bon de permettre tant de familiarité à ces étudians roturiers et mal élevés. En dépit des envieux, je suis le comte Frédéric… Je voudrais bien savoir pourquoi je ne le serais pas ?

— Pourquoi ? répéta Sigismond, qui devina enfin la cause de cette obstination ; on pourrait donner une raison peut-être : « C’est qu’il faut veiller sans cesse, car nul ne sait… »

— Au diable mon comté, mon canonicat et tout le reste ! s’écria Albert d’un ton d’humeur. Quelles singulières épreuves ! tantôt on est prince, tantôt on n’est rien du tout… et cela sans raisons… J’aurais été si content de rester chanoine !

La colère et la confusion se peignaient tour à tour sur le visage du chambellan.

— Misérable aventurier ! dit-il en fureur, comment avez-vous osé vous jouer ainsi d’un gentilhomme, d’un chambellan de Son Altesse ?

— Pourquoi le chambellan de Son Altesse s’est-il laissé jouer ? répliqua Schwartz effrontément. Pourquoi ne vous êtes-vous pas informé du tonnelier Stopfel à votre dernier passage à Heidelberg ? D’ailleurs, se plaindra-t-on que j’aie mal représenté mon personnage ? Morbleu ! j’ai prouvé que si je n’étais pas né prince, j’étais digne de le devenir.

— Insolent ! je vais vous faire arrêter, conduire en prison, et…

— Pas de vaines récriminations, chevalier Ritter, interrompit Sigismond ; vous ne voudriez pas punir si cruellement ce pauvre garçon d’une espièglerie d’écolier. Songeons plutôt à retrouver le véritable Frédéric de Hohenzollern, dont le sort doit exciter toutes vos inquiétudes. Mettons-nous à sa recherche sur-le-champ… Malgré vos hésitations, sa vie ou sa mort ne peuvent vous être indifférentes à vous et à la famille de Hohenzollern.

— Ã Dieu ne plaise ! s’écria le chambellan ; le jeune duc a toujours été jaloux de son frère, et je ne jurerais pas… Mais le prince régnant, mon noble maître, ne me pardonnerait jamais de n’avoir rien tenté pour sauver son plus jeune fils. Il m’a tant recommandé de veiller sur lui, de… Allons, messieurs, continua-t-il avec ardeur en s’adressant aux assistans, tout le monde à l’ouvrage ! visitons le château du haut en bas, sondons jusqu’à la moindre lézarde. Je n’attends pas grand’chose de ces recherches ; cependant je ferais jeter bas jusqu’à la dernière pierre de cette bicoque, si j’avais quelque espoir d’être utile au fils de mon bien-aimé souverain. Ce sacrifice me donnerait peut-être droit à son pardon ; je l’ai si cruellement offensé !

— Oui, oui, cherchez, s’écria Madeleine avec une vivacité que l’on ne pouvait attendre de son caractère flegmatique : ou mes pressentimens me trompent, ou vous découvrirez ce cachot, ce redoutable Flucht-veg où ces deux malheureux jeunes gens attendent peut-être la mort… Courage ! courage !

— Cherchons d’abord ici, s’écria Sigismond. Il arracha de l’un des trophées qui décoraient la chambre une vieille, hache d’armes rouillée, et il s’en servit pour frapper sur les dalles afin de s’assurer si elles ne couvraient pas quelque cavité secrète. Excités par son exemple, Albert, le juge, les gens de justice, et jusqu’à Ritter lui-même, se mirent à l’ouvrage. On souleva des meubles, on sonda une à une les pierres de la voûte et des murailles ; tout le monde rivalisait de zèle et de sagacité, mais sans résultat.

XXXI


Au milieu de cette agitation, le baron était resté complètement impassible : on eût dit qu’il ignorait de quoi il s’agissait. À ses fureurs avait succédé une sorte d’engourdissement semblable à celui de l’ivrogne après l’accès d’ivresse. Il ne manifestait aucune inquiétude en voyant ces investigations minutieuses ; mais Fritz ne partageait pas cette sécurité. Il s’approcha de son maître, et lui dit tout bas :

— Monseigneur a-t-il des ordres à me donner ?

Le baron le regarda en souriant.

— Or çà ! Fritz Reutner, dit-il d’une voix sourde, que ferais-tu si je t’ordonnais de tordre le cou à la bavarde de mère ?

Malgré son abnégation profonde, Fritz pâlit légèrement et recula d’un pas.

— Monseigneur parlè-t-il sérieusement ? demanda-l-il, est-ce que je dois…

Henri de Steinberg haussa les épaules et lui fit signe de s’éloigner.

— C’est bien heureux ! grommela Fritz en retournant prendre son poste près de la porte.

Cependant on avait bouleversé la chambre inutilement.

— J’affirme qu’il ne se trouve ici aucun passage secret dit Sigismond en essuyant son front couvert de sueur ; voyons maintenant la chambre occupée par Wilhelmine de Steinberg.

— Oui, oui, s’écria Madeleine ; là vous réussirez, j’en suis sûre.

— Visitons-la donc, dit Ritter.

On se dirigea vers l’escalier : Fritz regardait attentivement son maître ; des recherches aussi actives devaient infailliblement faire découvrir l’entrée du Flucht-veg à l’étage inférieur. Au moment où l’on allait sortir, une jeune fille, revêtue du costume éclatant des villageoises, entra en faisant force révérences, et demanda Sigismond Muller.

— Ah ! c’est vous, Augusta, dit Sigismond, qui avait reconnu la fille de l’aubergiste ; eh bien ! ma chère, qu’avez-vous à m’apprendre ?… Vous voyez, je suis pressé.

Ce ton de brusquerie déconcerta tout à fait la jeune fille, déjà honteuse de se voir au milieu de tant de grands personnages.

— Ah, mon Dieu ! monsieur Sigismond, dit-elle avec naïveté, les yeux pleins de larmes, êtes-vous donc devenu prince aussi ? Au moins monsieur Albert ne me rudoie pas.

— Il ne s’agit pas de prince, mon enfant, mais…

— Je vous cherche depuis ce matin pour m’acquitter d’une commission dont on m’a chargée. J’étais allée au-devant de vous sur la route de Manheim, mais vous êtes arrivé d’un autre côté… Ne vous voyant pas, je suis retournée à l’auberge, et j’ai appris que vous étiez au château ; alors je suis venue vous apporter ici la lettre que l’on m’a confiée pour vous.

— Une lettre ! et de qui donc ?

— Mais de monsieur Frantz, et il m’a bien recommandé…

— De Frantz ! interrompit impétueusement Sigismond ; donnez, donnez vite.

— Il n’est donc pas mort ? s’écria Albert ; en ce cas, huzza pour la liberté de l’Allemagne et le landsmanschaft !

Augusta tira de sa poche le billet de Frantz et le remit à Muller.

— Une lettre de lui ! s’écria le brave étudiant ; oui, je reconnais son écriture. Arrêtez, messieurs ; nos recherches