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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/42

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

disparu, il faut le retrouver… Entendez-vous, messieurs, continua-t-il en s’adressant à Ritter et aux gens de loi, mon bon plaisir est que l’on remue ciel et terre pour découvrir mon… mon protégé.

— Mais comment prouver que ce monsieur Frantz est venu ici ? dit Ritter contrarié de tous ces retards ; il serait difficile même à un amoureux de pénétrer furtivement dans cette espèce de forteresse.

— Il y est venu pourtant, murmura Madeleine Reutner en saisissant le bras de Sigismond ; je n’osais le croire, mais à présent il ne me reste plus de doute… Regardez, continua-t-elle en lui présentant un cachet d’or auquel pendait une chaîne brisée, reconnaissez-vous ce bijou ?

— C’est le cachet de Frantz ; il le portait hier encore à son cou.Et je viens de trouver ce cachet dans la chambre de Wilhelmine, au milieu des meubles renversés… Monsieur, monsieur, je ne sais ce qui s’est passé dans la tour cette nuit, mais j’ai entendu des cris déchirans, j’ai voulu aller joindre ma maîtresse, j’étais enfermée. Ce matin, Wilhelmine ne se retrouve plus, et j’apprends en même temps que monsieur Frantz a pénétré dans le château… Je n’accuse personne ; je ne voudrais faire planer aucun soupçon sur ceux que je dois chérir et respecter, mais je vous en conjure ne sortez pas d’ici sans avoir des nouvelles de ces deux malheureux enfans !

— Vous l’entendez, messieurs, dit Sigismond aux gens de loi avec énergie, le témoignage de madame Reutner est clair et précis. À défaut de juges compétens, vous ne pouvez vous dispenser de donner une attention sérieuse à cette affaire.

— Nous ne sommes pas une commission criminelle, dit le gros magistrat avec emphase ; voilà bien du bruit pour deux amoureux qui ont jugé à propos de prendre la clef des champs ! Si votre monsieur Frantz a trouvé moyen de pénétrer dans cette tour si bien gardée, il a pu trouver aussi le moyen d’en sortir avec sa belle.

Cette supposition semblait assez probable ; Sigismond regarda Madeleine.

— Non, non, dit la bonne femme avec chaleur, Wilhelmine n’aurait pas quitté le Steinberg sans emporter quelques effets ; elle n’aurait pas laissé suspendu au chevet de son lit le reliquaire d’argent de sa mère défunte, elle eût mis au moins une coiffure avant d’affronter la fraîcheur de la nuit… et puis ce désordre des meubles… Monsieur Muller, messieurs les juges, je ne peux pas vous dire tout… mais si vous saviez quelle affreuse scène eut lieu hier au soir en ma présence, dans la chambre de Wilhelmine ! si vous saviez quelle horrible histoire on me força de raconter !

— Enfin, que supposez-vous, madame Reutner ? demanda Sigismond.

— Mes craintes vont vous paraître étranges ; mais, à mon avis, monsieur Frantz et ma maîtresse sont encore au Steinberg, enfermés dans quelque cachot inconnu, il en existe dans ce château, quoique je ne puisse dire précisément où il sont situés, et il y a ici quelqu’un qui doit connaître tous les secrets du Steinberg.

Madeleine s’arrêta ; cette assertion singulière avait fait baisser les épaules à la plupart des assistans ; mais le baron, cessant de fourbir son épée avec la manche de son uniforme avait dardé sur la gouvernante un regard de feu. Fritz lui-même avait tressailli, Aucun de ces signes ne pouvait échapper à madame Reutner.

— J’ai deviné juste, murmura-t-elle à l’oreille de Sigismond ; j’en suis sûre, j’ai deviné juste. Obtenez que l’on fasse des perquisitions dans la tour… Sauvez votre ami sauvez ma malheureuse maîtresse !

— Tout ceci est inconcevable, dit Sigismond d’un air de réflexion ; néanmoins, messieurs, la déposition de madame Reutner doit être prise en considération. Je vous somme donc, au nom de la justice et de l’humanité…

— Peste soit des discoureurs en frac et en jupons ! s’écria Ritter impatienté ; Dieu me pardonne ! ce château est rempli de… de folles. Que signifient ces histoires de souterrains, de trappes, de cachots ? Allez conter vos légendes à vos pareilles, bonne femme ; laissez ces messieurs achever leur procès-verbal. Monsieur le comte, mon noble maître n’a pas de temps à perdre, et voilà bien des balivernes pour deux amoureux qui se sont enfuis ensemble une belle nuit. En vérité, monseigneur ajouta-t-il en s’adressant à Albert, je suis confus que l’on importune Votre Excellence de ces ridicules scènes.

— Ridicules ou non, Ritter dit le prétendu Frédéric d’un air délibéré, je ne quitterai pas le Steinberg sans qu’on ait accompli les désirs de Sigismond.

— Mais monseigneur, encore une fois, que vous importe ce misérable fils d’artisan, ce monsieur Frantz un aventurier ?

— On visitera le château du haut en bas, dit sèchement Albert ; je l’ordonne ainsi.

Sigismond avait écouté d’un air d’étonnement ce dialogue entre Ritter et le glorieux étudiant, Tout à coup il parut frappé d’une idée.

— Monsieur le chevalier, s’écria-t-il, vous allez être bientôt aussi ardent que nous à chercher Frantz. Il est temps de faire cesser une comédie où vous jouez le rôle — de dupe… L’étudiant Frantz n’est autre que le comte Frédéric de Hohenzollern.

— Que diable dit-il ? fit Albert désappointé.

Le chambellan resta pétrifié, une légère rougeur colora son visage maigre et bilieux, mais il se remit aussitôt,

— Ah çà ! monsieur Muller, dit-il avec colère, je commence à être las de vos plaisanteries. Vous m’avez donné le change une fois déjà ; mais je saurai bien vous faire repentir de votre insolence.

— Je ne plaisante pas, monsieur le chevalier : autrefois je voulais soustraire le malheureux comte Frédéric à vos recherches, et j’y serais parvenu en dépit de la fatale passion qui le retenait ici ; aujourd’hui, toutes les autres considérations doivent céder devant une impérieuse nécessité… Aussi, je vous le répète, Frantz et Frédéric de Hohenzollern ne sont qu’une même personne.

Ritter refusait encore de croire à une affirmation si positive.

— C’est impossible ! répéta-t-il ;  ; ce signalement si exact, cette assurance imperturbable du jeune homme que voici…

— Le signalement vous aura induit en erreur sans doute, et Albert aura voulu tirer son ami d’embarras. Tenez, ajouta Muller en présentant au chevalier le cachet trouvé par Madeleine dans la chambre de Wilhelmine, reconnaissez-vous les armes gravées sur ce bijou ?

— Ce sont en effet les armes de la maison de Hohenzollern, dit Ritter avec agitation, Me serais-je laissé tromper à ce point ? Mais celui-ci, continua-t-il en désignant Albert, qui donc est-il ?

— Un joyeux garçon fort capable d’avoir joué ce mauvais tour à un courtisan.

— Je suis le comte Frédéric de Hohenzollern, s’écria Albert d’un ton tragi-comique. Ah çà ! pourquoi veut-on à présent m’enlever ce nom et ce titre ? Mille diables ! je crois remplir convenablement les devoirs qu’ils imposent ; n’ai-je pas l’air assez fier, assez majestueux ? et puis je consens à être chanoine de Munster, je consens à écrire à mon illustre père pour lui demander pardon de mes escapades ; je consens à m’humilier devant mon orgueilleux frère aîné ; qu’exige-t-on de plus ? Allez, allez, Ritter, n’écoutez pas ce lustig de Sigismond ; je suis le comte Frédéric, et je le serai tant que Dieu voudra.

Le malheureux chambellan était dans l’embarras le plus comique. Il regardait tour à tour les deux étudians, ne sachant auquel croire.

D’abord Muller, en voyant Albert défendre obstinément son titre usurpé, avait montré un peu de colère ; mais bientôt cette colère fit place à une bienveillance mélancolique :

— Je te comprends, camarade, reprit-il ; tu crains de