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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/5

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LE NID DE CIGOGNES.

dame Reutner elle-même semblait absorbée en ce moment par une préoccupation extraordinaire.

Elle avait laissé tomber son ouvrage à ses pieds ; debout, le cou tendu, elle contemplait fixement un point de l’horizon du côté du midi.

En suivant la direction de son regard, Wilhelmine distingua dans les airs une troupe d’oiseaux voyageurs qui s’avançaient lentement au milieu des nuages. Ne comprenant pas ce qu’un pareil spectacle pouvait avoir d’attrayant pour la vieille femme, Wilhelmine l’appela doucement. Madeleine, sans tourner la tête, éleva la main vers le ciel, en murmurant d’une voix étouffée et avec une sorte de terreur religieuse :

— Les cigognes ! les cigognes !…

Wilhelmine connaissait le caractère superstitieux de la gouvernante ; les cigognes figuraient dans les armoiries de sa famille, et elle ne douta pas que leur apparition ne se rattachat à quelqu’une de ces anciennes légendes dont Madeleine Reutner était le vivant t répertoire. Haussant les épaules, elle se mit de nouveau à examiner avec intérêt le bateau qui traversait le Rhin.

— Oui, ce sont les cigognes, disait Madeleine sans perdre de vue la bande voyageuse ; elles arrivent du midi et elles annoncent le retour du printemps… Le lieu où elles s’abattront sera béni de Dieu ; le toit qui leur donnera un asile sera visité par l’abondance et la joie… Mais le château de Steinberg n’est plus leur retraite chérie ; elles passent sans s’arrêter sur ces misérables débris, elles laissent cette masure aux corbeaux et aux chats-huants !

De grosses larmes coulaient sur ses joues ridées ; mais elle suivait toujours du regard la marche lente des oiseaux dans le ciel sombre.

Tout à coup elle poussa un cri perçant qui fit tressaillir Wilhelmine. La troupe voyageuse des cigognes, après avoir plané majestueusement dans les airs, au-dessus du Rhin, se dirigeait vers les ruines du vieux manoir. Bientôt on put apercevoir distinctement leurs corps blancs aux longues ailes, leurs pattes rouges rejetées en arrière, leurs cols, aux plumes flottantes, gracieusement recourbés, leurs becs de corail.

Elles observaient dans leur vol un ordre régulier. Quand elles se trouvèrent au-dessus du Steinberg, elles parurent hésiter un moment. Enfin deux des plus robustes oiseaux se détachèrent de la bande et s’abaissèrent rapidement vers la tour, tandis que les autres, reprenant leur voyage, se lançaient de nouveau dans l’espace, poussés vers le nord par le vent orageux.

IV


C’était cet événement, si simple en lui-même, qui avait arraché un cri à Madeleine ; mais ce cri fut le seul. Elle redevint muette et attentive, observant avec anxiété les mouvemens de ces magnifiques oiseaux, qui semblaient vouloir demander au Steinberg l’hospitalité.

Son attente ne fut pas longue : les cigognes s’approchèrent assez de la tour pour que leur aile rasât l’extrémité des créneaux. Sans se laisser effrayer par la présence des femmes, elles voltigèrent deux ou trois fois autour de la plate-forme en faisant claqueter leur bec, ce qui, dit-on, chez ces oiseaux est le signe de la joie ; puis, s’abattant brusquement, elles vinrent se poser sur un massif de maçonnerie, entre la tourelle et la tour principale, à quelques pieds seulement de mademoiselle de Steinberg.

Rien ne saurait peindre le ravissement de la vieille Reutner en ce moment. Son visage était rayonnant : elle semblait rajeunie. Elle s’avança vers sa maîtresse avec précaution, afin de ne pas effaroucher les voyageuses, et, la serrant dans ses bras, elle lui dit avec émotion :

— Rien n’est perdu encore… elles sont revenues !… Elles ont repris leur poste ordinaire auprès du donjon… Que Dieu soit loué ! La maison de Steinberg peut connaître encore de beaux jours !

Wilhelmine sourit avec mélancolie.

— En vérité, ma bonne Reutner, dit-elle d’un ton distrait, je ne vois pas comment l’arrivée de ces pauvres oiseaux peut influer sur le sort de notre famille, dont tu désespérais tout à l’heure.

— Les cigognes portent bonheur au logis sur lequel elles s’arrêtent. Ces oiseaux sont en particulier d’un présage favorable pour les barons de Steinberg, je vous l’ai dit bien des fois. — Un nouveau sourire d’incrédulité fut la réponse de Wilhelmine. — De temps immémorial, continua Madeleine emportée par ses souvenirs, depuis un événement que je pourrais vous conter si vous étiez moins incrédule au sujet de nos anciennes traditions, les cigognes se sont établiés à l’endroit où vous les voyez, là, sur le massif qui joint la tourelle à la grosse tour… Pendant des siècles, elles ont fait leur nid, de génération en génération, au même endroit. Leur disparition, hors le temps de leurs émigrations annuelles, a toujours été un signe de malheur pour le Steinberg et pour ses habitans. Elles ont quitté le château depuis l’année 1795, où votre grand-père, colonel d’un régiment prussien, se trouvant ici par suite des événemens de la guerre, entreprit d’arrêter un corps de troupes françaises devant le château. Les cigognes, effrayées par la canonnade, disparurent alors ; elles abandonnèrent aussi tout à fait ce petit valton que vous voyez au-dessous de nous, et qui leur servait autrefois de lieu de rendez-vous général, au moment de leur départ, à la fin de l’été… À la suite de ce déplorable siége, le Steinberg éprouva toutes sortes de maux. Le château fut brûlé en partie ; votre grand-père fut emmené prisonnier en France, où il mourut ; de ses cinq fils, quatre périrent dans diverses batailles ; votre père seul survécut pour épouser la noble dame votre mère…

— En vérité, Madeleine, je n’aurais en garde de penser que les malheurs de ma famille pouvaient être imputés à ces oiseaux, je l’avoue.

— Vous plaisantez, mademoiselle, reprit la bonne femme en secouant la tête ; mais ces croyances ne semblaient nullement absurdes à votre père. Il regarda comme un grand malheur la disparition étrange des cigognes de Steinberg… Monseigneur le baron Henri, votre frère, s’est informé lui-même bien des fois si, en son absence, elles étaient revenues à leur place accoutumée.

— Mon frère est un peu joueur, Madeleine ; en cette qualité il doit être superstitieux… Eh bien ! pourquoi m’obstinerais-je à repousser ce favorable présage ? Pourquoi n’ouvrirais-je pas mon cœur à l’espérance comme tu lui ouvres le tien ? Oui, je veux croire aussi, Madeleine, continua-t-elle avec exaltation, je veux croire au bonheur, quel que soit le messager qui l’annonce ! J’ai tant besoin d’être heureuse ! — Puis, se penchant vers le parapet au-dessus des deux cigognes, elle dit avec un accent de mélancolie enfantine et naïve : Génies familiers du foyer de mes pères, protecteurs ailés du Steinberg, soyez les bienvenus !

— Oh ! vous avez bien fait, murmura Madeleine, de ne pas renier ces traditions ; pendant des siècles elles se sont perpétuées dans votre famille. Si dans ce temps d’incrédulité et d’orgueil le monde entier refusait d’y croire, vous et moi devrions encore les respecter : vous, la noble descendante des Steinberg ; moi, leur pauvre servante… D’ailleurs, ne songez-vous pas que ces oiseaux ont pu assister aux grands événemens dont ces lieux ont été le théâtre ? Ils ont peut-être reçu les caresses de votre grand-père, de ce bon seigneur Hermann.

— La chose serait-elle possible, ma chère Madeleine ?

— Et pourquoi non, mademoiselle ? On dit la vie des cigognes plus longue que la vie humaine… Mais que Dieu nous protége ! continua-t-elle avec précipation ; mademoiselle, vos jeunes yeux sont meilleurs que les miens ; ne voyez-vous rien autour du cou de l’oiseau le plus rapproché de nous ?