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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/6

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— En effet, répliqua Wilhelmine avec étonnement, on dirait d’un collier… Une bande de parchemin, une plaque de plomb est suspendue au cou de la cigogne ; ceci est merveilleux.

— Et, dites-moi, mademoiselle, reprit la gouvernante avec une agitation toute croissante, la patte sur laquelle s’appuie l’oiseau n’est-elle pas un peu renflée vers le milieu, comme si elle eût été brisée et guérie il y a bien longtemps ?

— En effet, je crois reconnaître le signe dont tu parles, mais…

C’est le hinkende (le boiteux) ! s’écria la gouvernante en frappant des mains.

— Et qu’est-ce que le hinkende, Madeleine ?

— Le baron Hermann avait donné ce nom à une jeune cigogne qui, en voulant essayer ses ailes, était tombée du nid et s’était cassé la patte. Le baron avait hérité de ses ancêtres une grande vénération pour ces oiseaux ; il soigna lui-même le hinkende, le guérit et lui rendit la liberté… J’étais bien jeune alors, mais je crois voir encore le hinkende suivant votre aïeul sur les tours et les remparts, le caressant de son long col soyeux… À la catastrophe de 95, le hinkende partit avec les autres cigognes ; depuis il n’avait pas reparu… Quel pouvoir secret l’a retenu si longtemps loin de nous ? Dieu seul le sait ; mais croyez moi, mademoiselle, ma noble maîtresse, le retour de ce pauvre oiseau doit vous inspirer du courage.

— Oui, oui, Madeleine, dit la jeune fille avec un sourire tout à la fois ironique et joyeux, tu as raison, je ne dois plus conserver d’inquiétude… le ciel lui-même s’est prononcé… je serai heureuse.

— Au nom de Dieu ! mademoiselle, que voulez-vous dire ? demanda la vieille gouvernante avec étonnement.

— Tu le sauras bientôt… Mais écoute… C’est lui, mon Dieu, c’est lui !

Un bruit de pas retentissait dans l’escalier de la tour.

— Mais, mademoiselle…

— C’est lui, le dis-je ! répéta la jeune fille en s’élançant vers la guérite de pierre qui protégeait l’escalier.

Une forme svelte et gracieuse se dessina dans l’ombre.

— Wilhelmine ! cria une voix mâle.

— Frantz !

Un beau jeune homme s’élança impétueusement vers mademoiselle de Steinberg, lui prit la main et la pressa contre ses lèvres avec une ardeur irrésistible. Wilhelmine retira sa main en rougissant, puis désignant Madeleine, que ce transport avait frappée de stupeur, elle dit à demi-voix :

— Frantz ! Frantz ! oubliez-vous donc qu’elle ne sait rien encore ?

V


Frantz était un des types les plus beaux et les plus complets de la jeunesse allemande. Mince et vigoureux à la fois, il avait une imagination pleine de fraîcheur et une volonté pleine d’énergie. Ses traits un peu pâles étaient doux et délicats, comme ceux d’une femme, mais ses grands yeux bleus brillaient d’une ardeur toute virile. Une légère moustache blonde ombrageait sa lèvre supérieure ; ses cheveux châtains flottaient en longues boucles sur ses épaules.

Son costume avait un peu de l’excentricité pittoresque à la mode parmi les étudians de l’université d’Heidelberg et en général de toutes les universités allemandes. Il portait une petite redingote de velours noir boutonnée sur la poitrine, et une toque élégante de même étoffe ; un ceinturon de cuir serrait sa taille fine et élancée. Dans ce modeste équipage, Frantz conservait un air de noblesse et de dignité qui l’eût fait distinguer de ses camarades fumeurs et buveurs de bière.

Les paroles de Wilhelmine n’avaient pu refouler entièrement les sentimens impétueux auxquels il avait obéi d’abord en revoyant mademoiselle de Steinberg. Cependant il s’éloigna un peu, et, attachant sur elle son regard limpide, il lui dit d’une voix pénétrante :

— Il est vrai, Wilhelmine… j’oublie tout ce qui n’est pas vous… Seule vous remplissez mon cœur et ma pensée ; le reste du monde n’existe pas pour moi.

La jeune fille sourit avec orgueil. Frantz se retournait enfin vers Madeleine pour lui adresser un salut bienveillant, lorsqu’une espèce de grondement sourd se fit entendre à l’autre extrémité de la plate-forme. Une grosse tête carrée et une face barbue s’élevèrent dans l’enfoncement de la logette de pierre qui couvrait l’escalier de la tour.

— Ah ! ah ! dit Frantz avec une gaieté, mêlée d’un peu de dédain, monsieur Fritz m’aurait-il poursuivi jusqu’ici ?… n vérité, ma bonne madame Reutner, votre fils est trop honnête garçon pour jouer le rôle d’un dogue hargneux toujours prêt à déchirer les visiteurs… Il ne voulait pas me laisser passer tout à l’heure, et j’ai été obligé de le pousser un peu rudement… j’avais, tant d’impatience de me trouver ici !

Et son regard s’attacha encore avec amour sur Wilhelmine.

— Terteifle ! grommela une voix rauque dans l’escalier.

Depuis l’arrivée de Frantz, les traits de la vieille Madeleine avaient repris leur expression de tristesse accoutumée.

— Un dogue ! répéta-t-elle ; oui, le dernier serviteur des Steinberg est comme un chien fidèle qui veille encore sur le seuil en ruines… Eh bien ! ce dogue, ce gardien vigilant, ne doit-il pas écarter du logis ceux qui peuvent y apporter le trouble et le chagrin ?

Frantz fit un geste d’étonnement.

— Est-ce de moi que vous parlez ainsi, Madeleine ? est-ce à moi que l’on devrait refuser l’entrée de ce château ? Je suis une humble servante… Ceux que la dame de Steinberg admet chez elle doivent être les bienvenus pour moi et pour mon fils.

— Et la dame de Steinberg, demanda Frantz avec un gracieux sourire adressé à Wilhelmine, est-elle en effet importunée de ma présence ? Dois-je m’abstenir de venir à la tour ?

— Vous, Frantz ! vous ? dit la jeune fille à voix basse, mais d’un ton d’exaltation. Ah ! puisse le sort ne nous séparer jamais d’un seul instant !

Madeleine les observait en silence.

— Retire-toi, Fritz, dit-elle enfin avec accablement ; ni toi ni moi ne pouvons empêcher ce que Dieu a permis… Redescens à ta loge, mon pauvre Fritz, il faut que le sort s’accomplisse !… Me serais-je trop hâtée de croire aux heureux présages ?

Un second terteifle fut la réponse. Au même instant la tête carrée et la figure barbue disparurent. Fritz, exercé par sa mère à l’obéissance passive, et d’ailleurs peu raisonneur par nature, n’en demanda pas davantage ; l’on entendit son pas lourd résonner et se perdre dans les profondeurs de la tour.

Le jeune étudiant et Wilhelmine ne songeaient plus ni à lui ni à sa mère. Leurs mains étaient entrelacées ; ils se regardaient avec ravissement.

— Frantz, Frantz, disait la jeune fille avec un accent de reproche, comment êtes-vous resté une journée entière sans venir ? J’attendais de vous plus d’impatience après…

— J’avais un devoir à remplir, ma Wilhelmine bien-aimée ; j’avais à mettre à l’abri toute atteinte l’homme généreux qui vient d’exaucer nos vœux… Maintenant il est en sûreté sur le territoire étranger… Notre bonheur ne coûtera rien à personne, et je ne vous quitterai plus.

— Frantz, et si l’on nous sépare ?

— Quelle puissance à présent, Wilhelmine, pourrait me séparer de toi ? dit l’étudiant avec énergie, en la pressant contre son cœur ; je défierais l’univers entier…