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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/55

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LE NID DE CIGOGNES.

désirais admirer de nouveau la perruque du prorecteur, et que le docteur Sestertius devait être fort embarrassé de ne plus voir à son cours ta redingote verte trouée au coude ? N’as-tu pas une ancienne querelle avec les veilleurs de nuit, et…

— Sans doute, sans doute ; mon schlæger doit se rouiller à son clou, et la main me démange de rosser un sauvage ou un philistin. Cependant, je te l’avoue, je ne pensais pas que nous dussions nous séparer ainsi de… du camarade de Hohenzollern.

— Il le faut… Lui dire adieu et puis l’oublier, tel est notre devoir.

Et Sigismond détourna la tête, peut-être pour cacher une larme.

— Par le Codex palatinus ! ami, on dirait que Frédéric fait le fier avec toi, et qu’il s’est permis…

— Tais-toi ! interrompit Sigismond avec énergie ; ne l’insulte pas. Frédéric est bon, brave, dévoué, modeste ; mais il est prince… Voilà pourquoi je m’éloigne de lui, malgré ses instances ; voilà pourquoi je ne veux plus le voir.

Schwartz regardait son compagnon d’un air étonné.

— Ah çà mais ! reprit-il, tu n’as donc aucune faveur à lui demander, toi ? Tu n’es donc pas ambitieux ? En te voyant si empressé à lui rendre service, je croyais que tu connaissais son rang depuis longtemps ; j’en conviens même, je t’accusais d’avoir été dissimulé, sournois avec moi ; car enfin, quand on a un ami prince, il ne faut pas le garder pour soi seul ; il faut en faire part aux autres… Vraiment, tu n’attends rien en retour des peines que tu t’es données, des dangers que tu as courus pour lui ?

— Rien, murmura Sigismond.

— Eh bien ! moi, je ne suis pas si désintéressé ; ces méprisables esclaves de chambellans m’ont assuré que leur maître pourrait un jour faire ma fortune quand il serait prince régnant. Sur mon honneur, il devrait bien me choisir pour premier ministre, de préférence à ces indignes flatteurs dont il va se trouver entouré ! Il a vu de ses yeux avec quelle dignité, quelle grandeur j’ai rempli mon rôle de prince et de chanoine : pourquoi ne remplirais-je pas de même celui de ministre ? On peut en essayer, que diable ! je demande seulement qu’on en fasse l’essai, quoique j’aie toujours abhorré la tyrannie. — Sigismond n’écoutait pas les divagations ambitieuses de son compagnon. Il avait déposé sa pipe et il était retombé dans ses réflexions. — Mais enfin, reprit Schwartz avec opiniâtreté, tu as dû avoir un motif pour le sacrifier ainsi au comte de Hohenzollern ? Voyons, continua-t-il en baissant la voix, ne serait-il pas par hasard ton supérieur dans la sacro-sainte société des… enfin cette puissante société pour laquelle j’ai subi tant de pénibles épreuves ? Muller releva la tête d’un air distrait, comme s’il n’eût pas compris ce qu’on lui disait ; puis, par réflexion, il fit un signe de dénégation. — Comment ! s’écria Albert, il n’avait pas un rang élevé parmi les initiés ? Il a pourtant prononcé les paroles terribles… Eh bien ! Sigismond, dans ce cas, toi et moi, nous avons joué le rôle de dupes. Aussi pourquoi l’as-tu soigné avant tant de zèle ? pourquoi t’es-tu exposé…

— Parce que je l’aimais, dit Sigismond brusquement. — Et deux larmes, roulant le long de ses joues, vinrent s’arrêter sur sa grosse noustache. Albert, surpris de voir pleurer l’impassible Sigismond, le lustig imperturbable des tavernes universitaires, resta muet et la bouche béante. — Cela t’étonne, reprit Muller avec rudesse, que je puisse aimer quelqu’un et pleurer. Tu ne me connais pas, tu n’as jamais pu me connaître, toi, l’étourdi, l’égoïste, le tapageur, le vantard ! mais lui, vois-tu, je l’aimais… Oh ! je l’aimais de toute mon âme ! je le croyais pauvre et obscur, comme moi ; j’espérais ne plus le quitter. Tout me plaisait en lui, ses manières douces et modestes, sa franchise, son courage, jusqu’à cette tristesse mystérieuse dont j’ignorais la cause. Lorsque j’appris pour la première fois son nom et son rang, je ne m’en inquiétai pas ; je le voyais renié par sa famille, proscrit, persécuté ; je pouvais lui être nécessaire, j’étais heureux d’avoir une occasion de lui prouver du dévouement. Mais aujourd’hui, il est riche, honoré, puissant, heureux, et je pleure parce qu’une barrière nous sépare, parce que le comte Frédéric de Hohenzollern, héritier d’une principauté souveraine, ne peut être l’égal et l’ami du pauvre étudiant Sigismond Muller, fils d’un humble artisan de village.

— Et pourquoi non, camarade Sigismond ? dit tout à coup une voix joyeuse derrière lui.

Les deux étudians se retournèrent ; le comte Frédéric, toujours revêtu de son simple et élégant costume de velours noir, venait d’entrer dans la salle. Ils se levèrent précipitamment, avec les apparences du plus grand respect. Frédéric alla droit à Sigismond et lui prit la main.

— Camarade, lui dit-il avec un accent de l’âme, tu me crois orgueilleux et tu l’es encore plus que moi ! Tu me fuis quand je te recherche ; tu me refuses ton amitié quand je viens humblement t’apporter la mienne. Sigismond, quel est le plus fier de nous deux ?

— Monseigneur, murmura Sigismond attendri, Votre Excellence…

— Laisse là ma seigneurie et mon excellence, reprit le jeune comte d’un ton d’impatience ; je ne veux être que ton camarade, et, en dépit de toi, je le serai toujours. Ils s’embrassèrent ; Albert lui-même eut sa part dans ces marques d’affection. Frédéric reprit enfin d’un air enjoué : — Puisque tu ne viens pas à moi, Sigismond, il faut bien que je vienne à toi ; je dois partir demain, j’ai voulu te faire mes adieux… Oui, mes amis, j’ai quitté mon frère malade, ma bien-aimée Wilhelmine, pour passer une dernière soirée à la taverne avec vous, en joyeux étudians, en camarades du landsmanschaft. Allons ! une chope et un pot de bière pour votre Frantz… Nous trinquerons encore à notre amitié, à notre avenir ?

En même temps il s’assit familièrement entre les deux étudians ; la soirée se passa en joyeuses et cordiales causeries.

Le jeune comte avait tant de bonhomie et de simplicité, il montra tant d’amitié et d’abandon à Muller, que celui-ci se repentit de ses scrupules exagérés. La différence des conditions ne lui parut plus exclure une affection réciproque ; il adhéra sans résistance aux plans du généreux Frédéric. Il fut convenu que Sigismond, ses études terminées, irait rejoindre son noble camarade à Hohenzollern ; alors on aviserait à lui trouver dans la princicipauté un emploi honorable auprès du comte. La même proposition fut faite à Albert, mais, il faut l’avouer, avec beaucoup plus de froideur ; Albert ne laissa pas que d’accepter avec empressement.

Il était tard ; Frédéric embrassa encore une fois ses anciens camarades, leur promit de les revoir à son passage à Heidelberg, quand il reviendrait chercher Wilhelmine, et il fit ses préparatifs pour retourner au Steinberg.

— Amis, dit-il les larmes aux yeux, nous allons être séparés pour un peu de temps encore. De quelque manière que les hasards de la destinée disposent de nous dans l’avenir, je me souviendrai toujours que nous avons eu les mêmes plaisirs, les mêmes misères. Ne redoutez donc aucun changement, je ne changerai jamais pour vous… pour toi surtout, ingrat Sigismond, toi mon compagnon, mon libérateur, mon frère ! Wilhelmine et moi, nous avons appris dans le Flucht-veg du Seinberg à être bons, reconnaissans, à aimer et à plaindre… Adieu, adieu !

Et il sortit précipitamment.

Après son départ, les deux étudians gardèrent un moment le silence. Sigismond pleurait dans ses mains, qu’il tenait serrées contre son visage ; Albert lui-même était attendri. Muller releva enfin la tête :

— Il part, dit-il comme à lui-même, mais qu’importe ? il sera toujours mon ami, il me l’a promis. Je ne désire plus rien… je suis heureux !

Schwartz, beaucoup plus calme, semblait rouler quelque projet dans sa cervelle folle.

— Je suis enchanté de te voir dans ces bonnes disposi-