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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/56

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

tions, camarade, dit-il d’un ton patelin ; le comte t’a témoigné une préférence marquée sur moi, mais je n’en suis pas jaloux ; je ne lui ai rendu que peu de services, et encore ceux que je lui ai rendus, toi seul tu peux m’en récompenser.

— Moi !… que veux-tu dire ? Ne me comprends-tu pas ? Sigismond, n’ai-je pas subi jusqu’ici d’assez longues, d’assez difficiles épreuves ? Ne saurais-tu avancer le moment marqué pour mon initiation ? J’ai été pur, sobre, prudent, purus, sobrius, prudens, selon l’ordre de cette voix redoutable que j’entendis la nuit de ma présentation à l’assemblée des élus. Je t’ai sacrifé mes prétentions sur la petite Augusta, sauf deux ou trois baisers en passant qui ne sauraient tirer à conséquence… Je t’ai laissé boire ma bière et fumer mon tabac… J’ai consenti à devenir prinée et chanoine, malgré mon amour bien décidé pour le peuple et pour la liberté ; ce n’est pas ma faute si l’on a trouvé généralement que j’étais vraiment fait pour occuper ces hautes dignités tout le temps de ta vie. À la première invitation je me suis démis de ma principauté, de mon canonicat, je suis redevenu sans murmurcr landsmanschaften et brave étudiant… Dis, tant de sacrifices, tant d’actes d’obéissance à la sainte corporation des initiés, ne m’ont-ils pas enfin rendu digne de prendre place parmi les voyans ?

Muller l’avait d’abord écouté d’un air de surprise, mais peu à peu cette expression s’effaça de son visage ; aucun sourire ne se montra sur ses lèvres, seulement ses yeux brillèrent de malice et de gaieté.

— Albert Schwartz, dit-il avec une gravité affectée, túi as raison ; ton temps d’épreuves est fini, tu vas recevoir ta récompense.

— Comment ! s’écria Albert transporté, tu me promets qu’à notre retour à l’Université tu me feras obtenir le titre de membre de cette illustre société…

— Je n’attendrai pas si longtemps ; Albert Schwartz, mets-toi à genoux.

— Quoi !  ! tu veux ici… tout seul… ?

— J’use d’un droit que me confèrent nos rites vénérables. Mets-toi à genoux, te dis-je.

Albert hésita un peu, cependant il finit par obéir.

Alors Sigismond alla fermer soigneusement les portes, s’assura que les volets de la fenêtre étaient clos, puis revenant d’un pas majestueux vers son camarade, toujours agenouillé, il dit d’une voix basse et solennelle :

— Relève-toi, Albert Schwartz… je te déclare membre de la société des… imbéciles !

De saisissement le pauvre Albert tomba sur ses talons ; un rire argentin se fit entendre derrière la porte : c’était la jeune Augusta qui assistait invisible à l’initiation du nouvel illuminé.

II


Trois mois s’étaient écoulés.

Le comte Frédéric de Hohenzollern, après être allé passer quelques semaines près de son père, était revenu au Steinberg pour chercher Wilhelmine ; mais jusqu’à ce moment l’état déplorable où se trouvait le major avait empêché leur départ.

Henri, consumé par les souffrances et le remords, ne semblait plus etre que l’ombre de lui-même ; son organisation, autrefois si robuste, était complétement ruinée, et le docteur n’avait pas tardé à déclarer le mal incurable. Aussi Wilhelmine, malgré les torts de son frère, n’avait-elle pas voulu le quitter, et les deux époux prolongeaient leur séjour dans cette tour triste et solitaire qui devait leur rappeler de si cruels souvenirs.

L’état du baron empira, et bientôt une catastrophe devint imminente.

Un jour enfin, après une crise douloureuse, le malheureux Henri, qui avait repris toute sa connaissance, témoigna le désir d’être transporté sur la plate-forme de la tour, « afin, disait-il, de contempler une dernière fois le domaine de ses pères. »

Il était arrivé à ce point de dépérissement où l’on ne refuse plus rien à un malade ; on se hâta de satisfaire son vœu.

On était alors à la fin d’août ; le soleil était couché.

Le climat brumeux de la vieille Germanie ne démentait pas sa réputation ; des vapeurs grises et froides couvraient le ciel : un vent du nord assez violent soufflait par bouffées.

Le baron, assis dans un fauteuil, le corps entouré de couvertures, le visage pâle et déjà décomposé par les approches de la mort, souriait mélancoliquement à cette nature en deuil. Wilhelmine et Frédérie, tous les deux frais et brillans de santé, mais tristes et pensifs, se tenaient à ses côtés. Madeleine Retitner, appuyée contre le parapet, à l’autre extrémité de la plate-forme, épiait les mouvemens du malade pour prévenir ses besoins ou ses désirs.

Le Rhin majestueux semblait ralentir son cours à cette heure du soir ; les roseaux gémissaient faiblement sur le rivage, et la vieille tour elle-même faisait entendre une espèce de plainte lugubre quand le vent s’engouffrait dans ses meurtrières. Pas une étoile ne brillait aux déchirures des nuages ; le crépuscule jetait une lueur incertaine sur le ciel, sur les eaux, sur la campagne solitaire.

Cependant, au milieu de cette immobilité solennelle, quelque chose commençait à s’agiter sur divers points de l’horizon ; en même temps, un espèce de frémissement sourd mais continuel se faisait entendre au-dessus et au-dessous des spectateurs, sans qu’ils pussent encore en reconnaitre la cause.

Peu à peu l’air sembla se peupler : des objets blancs, pas groupes nombreux, se mouvaient au loin dans la brume. On entrevoyait des formes fugitives d’oiseaux ef fleurant lentement la surface du Rhin ; d’autres arrivaient par épais bataillons du côté de la campagne ; d’autres enfin semblaient descendre des hauteurs des nuages. La terre, les eaux, le ciel, s’animant à la fois comme par magie, pullulaient de fantômes ailés. Le frémissement devenait plus fort, plus distinct ; on eût dit de ces bruits aériens qui annoncent la chasse infernale, cette naïve et lugubre tradition allemande.

Bientôt cependant ces formes vagues apparurent plus précises à mesure qu’elles se rapprochaient, et les spectateurs reconnurent enfin des vols de cigognes.

On était à l’époque de l’année où ces oiseaux quittent l’Allemagne tous ensemble pour gagner des climats plus doux. Le temps et l’heure étaient favorables à ces sortes de migrations. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire dans leur prodigieuse affluence autour du château. La circonstance de la mort prochaine d’un de ces Steinberg qui avaient pris les cigognes pour armoiries, donnait seule à cet événement un caractère mystérieux.

Toutes les bandes d’oiseaux, suivant un plan qui semblait concerté d’avance, se dirigeaient vers le même point, l’étroite vallée qu’on appelait le val du Départ.

Là, elles se posaient à terre, en faisant entendre le claquement de bec, seule voix de ces oiseaux parvenus à l’âge d’adultes. Plusieurs milliers se trouvèrent bientôt réunies au rendez-vous commun ; elles couvraient entièrement le sol de la vallée, qui du haut de la tour paraissait toute blanche de neige. Cependant, de quelque côté que se tournât le regard, on voyait encore des nuées de ces voyageurs accourir à tire-d’aile. Ils étaient aussi nombreux que ces âmes errantes dont les anciens peuplaient leurs enfers, et qui accouraient sur les bords du Styx pour contempler Énée, le Dante ou Télémaqué. Le ciel, la terre et l’eau fournissaient à la fois leur contingent à cette multitude empréssée.

Néanmoins, au moment où le crépuscule allait faire