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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/57

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LE NID DE CIGOGNES.

place à la nuit, l’affluence diminua ; on n’aperçut plus dans la brume que de rares traînards, fendant l’air à la hâle pour atteindre le lieu désigné.

En revanche, il se faisait dans la vallée un bruit sourd, un fourmillement étrange d’un caractère surnaturel. Tous ces grands oiseaux, entassés dans un espace resserré, se cherchaient, se fuyaient, se heurtaient dans l’ombre, voltigeant et s’abattant tour à tour ; ils formaient une sorte de tourbillon que l’œil avait peine à suivre.

Tout à coup, cette agitation turbulente s’apaisa parmi les émigrans ; ils devinrent immobiles, silencieux. On eût dit qu’ils attendaient un signal, un chef peut-être, avant de prendre leur vol de commencer leur voyage aux terres africaines.

Le vent se taisait ; le feuillage des châtaigniers dans le vallon, les roseaux au bord du Rhin, avaient cessé de gémir ; la nature elle-même semblait être dans l’attente.

Alors la cigogne femelle qui avait fait son nid sur la tour du Steinberg donna des signes d’agitation.

Depuis la mort du hinkende, les jeunes cigognes avaient grandi, et elles étaient en état de suivre la troupe dans sa migration lointaine. La mère, debout sur un pied, au bord du nid, avait contemplé de son œil vif et brillant le rassemblement de ses compagnes. Les voyant toutes réunies, elle battit des ailes, ses petits l’imitèrent aussitôt, et la famille prit son essor.

Mais au lieu de se diriger d’abord vers la vallée, les hôtes du Steinberg planèrent un instant, comme pour essayer leurs forces ; puis ils tournèrent autour de la plate-forme, en faisant claquer leur bec en signe d’adieu. Une fois même, la mère effleura de son aile blanche l’épaule du baron, comme pour lui adresser un naïf hommage.

Le moribond parut attendri ; il dit à demi-voix avec un accent mélancolique :

— Adieu, bons oiseaux qui avez eu tant à souffrir de l’hospitalité du Steinberg ; adieu, êtres paisibles dont Dieu avait uni par un lien inconnu la destinée à la nôtre… vous ne reviendrez plus dans ce triste lieu, où la ruine et l’abandon régneront après moi !

La cigogne continuait son vol lent et circulaire autour des assistans, comme si elle eût compris ces tristes paroles.

— Gardons-nous de jeter un regard dans ce que Dieu a voulu nous tenir caché ! dit Madeleine avec un reste de frayeur superstitieuse, et cependant, monseigneur, ces pauvres créatures, par leurs touchans instincts, vous ont rendu la raison quand vous alliez vous-même porter le dernier coup à votre malheureuse race…

— Une cigogne m’a fourni les moyens de pénétrer dans le château pour protéger Wilhelmine, ou du moins pour mourir avec elle, dit Frédéric tout pensif.

— Et si j’ose rappeler ce souvenir, murmura Wilhelmine d’une voix tremblante d’émotion, un rêve où se trouvait une cigogne ranima notre courage dans le cachot du Flucht-veg. Grâce à ce rêve singulier, inexplicable, je pus arrêter votre main levée sur moi dans un moment d’égarement…

— Était-ce un rêve ? dit le jeune comte d’un air pensif ; et, comme le disait tout à l’heure Henri, la Providence ne pourrait-elle avoir uni par des liens invisibles les destinées de votre famille à celles de ces humbles oiseaux ? Tout ce que je vois confond ma raison.

— Mon frère, murmura le baron d’une voix entrecoupée, en tendant la main à Frédéric, dans quelques instans, je saurai le mot de cette énigme… oui, et de toutes les autres proposées à l’homme pour qu’il sente sa faiblesse.

— Mon frère, j’ose encore espérer… Le moribond secoua la tête en souriant, et fit signe aux assistans d’être attentifs.

La cigogne de Steinberg et ses petits semblaient enfin s’être décidés à quitter le manoir ; ils abaissèrent leur vol et disparurent dans l’ombre du soir.

Tout à coup une violente bouffée de vent se déchaîna sur le Steinberg et sur les alentours. Alors on entendit un roulement sourd semblable au bruit éloigné de la mer ; c’étaient cinquante mille ailes robustes qui fouettaient l’air à la fois.

C’étaient les cigognes qui partaient. Un immense nuage monta de la plaine, se répandit dans l’espace comme un ouragan d’écume, et obscurcit les derniers reflets du jour ; puis le bruit s’affaiblit, le jour reparut peu à peu, et la majestueuse migration s’écoula vers le Midi, portée par le vent d’orage.

On aperçut encore un instant cette masse sombre tourbillonner dans le ciel, puis tout disparut à l’horizon.

Quand les derniers rangs des oiseaux voyageurs se confondirent avec le brouillard, le baron serra contre sa poitrine les mains de Frédéric et de Wilhelmine.

— Mon frère, ma sœur, dit-il d’une voix solennelle, le sort va s’accomplir !… La race des Steinberg est éteinte ; celle des Steinberg-Hohenzollern commence.

Et il demeura sans mouvement.


Deux jours après, le baron de Bentheim conduisit triomphalement les jeunes époux à la principauté de Hohenzollern. Le Steinberg resta quelques années encore sous la garde de Madeleine Reutner et de Fritz ; l’un et l’autre n’avaient pas voulu le quitter, malgré leur attachement pour Wilhelmine. Mais Madeleine mourut, et Fritz fut appelé à Hohenzollern ; le château abandonné ne tarda pas à devenir inhabitable ; aujourd’hui, comme nous l’avons dit, ce n’est plus qu’un amas de décombres.

Le jour où naquit le premier enfant de la princesse Wilhelmine, deux cigognes vinrent nicher sur le toit du palais de Hohenzollern.


fin du nid de cigognes.