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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/8

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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

souffle de vie ! Toi, c’est la famille, c’est la patrie, c’est l’univers !… Si nous devons succomber dans la lutte, nous succomberons ensornble, et nos âmes se retrouveront dans un monde meilleur.

Madeleine contemplait les deux jeunes gens avec une admiration involontaire. Wilhelmine avait passé son bras sous celui de son mari ; la tête penchée sur l’épaule de Frantz, elle écoutait avidement ses paroles.

L’étudiant, debout, dans une attitude fière, le visage rayonnant, une main levée vers la ciel en signe de défi, s’exprimait avec un chaleureux enthousiasme. Il dépassait Wilhelmine de toute la tête. La belle jeune fille semblait s’appuyer sur lui comme sur un protecteur ; leurs cheveux se confondaient au souffle affaibli du vent. L’obscurité, commençant à se répandre autour d’eux, ne laissait entrevoir que leurs, gracieuses silhouettes. On eût dit des apparitions célestes effleurant de leurs pieds légers le sommet de cette tour aérienne, prêtes à remonter vers les nuages dont elles étaient descendues.

VI


La vieille Reutner, dont l’imagination avait une tendance si décidée pour le merveilleux, ne put se défendre, en contemplant les jeunes époux, d’une admiration mêlée d’attendrissement.

— Ils sont beaux et fiers comme les amans de nos anciennes légendes, murmura-t-elle en soupirant, ils semblent faits l’un pour l’autre… Oui, on croirait voir les âmes dt Bertha de Steinberg, la vierge aux yeux pers, et de Carl de Stoffensels, surnommé le bel écuyer… Mais quel horrible souvenir vais-je rappeler ! ajouta Madeleine avec une sorte de terreur. Pour les punir de leur amour, le baron Emmanuel les condamna à mourir de faim dans ce souterrain redoutable qui existe encore aujourd’hui sous nos pieds, et que nos chroniques désignent sous le nom de Flucht-veg (Chemin de fuite). Pauvres enfans, que Dieu vous préserve du sort de Carl et de Bertha !

Wilhelmine n’avait’pas compris le sens de ces paroles ; mais Madeleine pleurait et lui tendait les bras ; la jeune femme s’y précipita,

— Tu m’aimes donc encore, ma chère Madeleine ? s’écria-t-elle avec transport ; tu me pardonnes donc de l’avoir caché mes projets, de m’être défiée de toi ?

— Je n’ai rien à vous pardonner, ma noble maîtresse ; que suis-je pour oser vous adresser un reproche ? Mais il est une autre personne…

— Ne parle pas de mon frère en ce moment, interrompit Wilhelmine avec une vivacité charmante, en posant un de ses jolis doigts sur la bouche de la gouvernante ; laisse-moi tout entière à la joie d’être près de Frantz, Pourquoi tant s’effrayer d’un danger encore éloigné ?… Espérons, chère Madeleine ; as-tu déjà oublié, ajouta-t-elle en souriant, l’augure favorable que tu croyais trouver dans la présence de ces cigognes ?

Prenant Frantz par la main, elle le conduisit au parapet, ot lui montra les deux oiseaux endormis sur le massif de ia tourelle ; puis, avec une malice assez fine pour ne pas fâcher la bonne dame, elle expliqua au jeune étudiant quelle importanceMadeleine attachait à leur retour. Frantz sourit :

— Wilhelmine, répondit-il, je préfère une croyance poétique et gracieuse à une sèche et froide réalité ; d’ailleurs, pourquoi nier aveuglément ce qu’on ne peut comprendre ?… Mais la croyance de madame Reutner se rapporte sans doute à quelqu’un de ces’vieux souvenirs dont sa mémoire est remplie… Eh bien ! Madeleine, ajouta-t-il d’un ton affectueux, la soirée est calme, le vent s’est apaisé ; dites-nous comment les cigognes sont devenues les oiseaux protecteurs des barons de Steinberg ; vous savez combien je prends plaisir à ces naïfs récits du temps passé ?

Les traits austères de la gouvernante se déridèrent aussitôt.

— C’est ainsi que vous avez endormi la vigilance d’une pauvre vieille, femme qui aime à se souvenir et à conter, dit-elle en soupirant ; mais encore cette fois je me rendrai à vos vœux. Ne vous importe-t-il pas maintenant de connaître les traditions de la famille où vous venez d’entrer ?

Frantz et’Wilhelmine, pour qui ces récits d’ordinaire étaient une occasion de se trouver près l’un de l’autre et de se contempler sans gêne, s’assirent en face de madame Reutner. Ils se taisaient, mais leurs mains se pressaient toujours et leurs regards se cherchaient dans l’ombre.

La nuit était tout à fait venue ; cependant les nuages, se déchirant çà et là, découvraient quelques parties du ciel bleu marqueté d’étoiles. Par l’échancrure des créneaux on apercevait le Rhin comme au fond d’un abîme ; il présentait en ce moment une vaste et brillante surface à peine ternie par de légères vapeurs. Le plus profond silence régnait partout ; les cris faibles des oiseaux de nuit cachés dans les fentes et les crevasses de la tour retentissaient seuls au-dessus des ruines.

— « Au temps de l’empereur Barberousse, dit Madeleine d’une voix grave, vivait ici le bon seigneur Robert de Steinberg, dont vous pourriez voir encore là statue de pierre mutilée et brisée dans l’ancienne cour d’honneur… Le baron Robert était un brave chevalier, pas pillard et plein de justice. Il n’avait de guerre avec ses voisins que lorsqu’ils lui avaient fait une injure. Alors il montait à cheval, et, suivi de ses gens, il allait se venger à grands coups d’épée et de lance ; il brûlait, saccageait tout, et donnait le butin aux églises, d’où il passait pour un homme sage et craignant Dieu. Aussi était-il redouté de ses ennemis et chéri de ses amis ; les barons de Stoffensels, seigneurs d’un manoir en ruines situé en face du Steinberg, de l’autre côté du Rhin, n’osaient venir l’attaquer, quoiqu’ils en eussent bonne envie.

» Robert aimait beaucoup la chasse au faucon, d’où on l’avait nommé l’Oiseleur, comme un empereur de l’ancien temps. Il s’y livrait sans cesse, en toutes saisons ; pour rien au monde il n’eût manqué de satisfaire cette passion dominante. Accompagné seulement de son fauconnier, il parcourait souvent à cheval une grande partie du pays, ce qui n’était pas sûr, car il y avait alors de grandes guerres, et des bandes de malfaiteurs infestaient le Palatinat.

» Un jour, le bon chevalier partit, selon sa coutume, avec son fauconnier et une couple de chiens pour rabattre le gibier. La noble dame Marguerite, son épouse, qui l’adorait, voulut le retenir, car le seigneur de Stoffensels, furieux de ses précédentes défaites, comptait, disait-on, profiter de l’absence du baron, pour surprendre le Steinberg. Mais Robert ne s’inquiéta pas ; il laissait la garde du manoir à son vieux sénéchal et à une bonne garnison ; aussi ne fit-il que rire des terreurs de sa femme. Après l’avoir embrassée et lui avoir recommandé de prier saint Hubert, il quitta le château en annonçant qu’il reviendrait le lendemain.

» Le baron et son fauconnier chevauchèrent toute la journée, mais si malheureusement qu’ils ne rencontrèrent pas une seule pièce de gibier. Le pays avait été ravagé par des armées de bandits ; les arbres avaient été coupés par le pied, les maisons brûlées ; partout la solitude et la désolation. Les oiseaux comme les hommes avaient fui cette terre maudite. Cependant la nuit approchait, et les chasseurs, mourant de faim, s’inquiétaient fort d’un gîte et d’un souper.

» Enfin ils arrivèrent sur les bords du Neckar, dans un endroit où croissaient d’épais roseaux :

» — Par les trois rois de Cologne ! fauconnier, dit Robert à son compagnon, voici le moment de montrer ton