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Page:Berthet — Le Nid de cigognes, 1859.pdf/9

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LE NID DE CIGOGNES.

adresse… il doit y avoir poule d’eau, bécasse ou héron dans ce marais… Or çà ! prépare tes faucons ; moi, je vais lancer mes chiens pour battre les roseaux… Vrai Dieu ! nous aurons de quoi souper.

» — Ainsi soit, monseigneur, répliqua le fauconnier.

» Et il se tint prêt à donner l’essor aux oiseaux qu’il portait sur le poing.

» Les chiens, bien dressés, fouillèrent longtemps le marécage, mais inutilement. Les chasseurs commençaient à croire que leurs recherches seraient vaines encore une fois, lorsqu’une cigogne partit tout à coup avec un grand bruit. Le fauconnier déchaperonna ses faucons, les lança en l’air, et se mit à les encourager du geste et de la voix.

» Mais le bon chevalier avait une grande vénération pour les cigognes, oiseaux bienfaisans et de mœurs douces. En voyant celle-ci harcelée par les faucons, il dit à son serviteur :

» — Rappelle tes faucons, compagnon ; je ne souffrirai pas qu’ils donnent la mort à cette innocente créature.

» — Mais, monseigneur, comment souperons-nous ?

» — Nous ne souperons pas… ça nous porterait malheur si une benoîte cigogne était déchirée par ces sanguinaires oiseaux.

» — Mais, monseigneur, les faucons ne m’écoutent plus, ils sont acharnés sur leur proie, et ils refusent d’obéir.

» — Attends, dit le baron.

» Il prit un petit arc suspendu à sa selle, et, comme il était habile archer, les faucons tombèrent percés de deux flèches au moment où ils allaient atteindre la pauvre cigogne. Celle-ci reprit son vol, monta dans les airs et disparut.

» Le fauconnier était fort mécontent que son maître eût ainsi mis à mort les deux plus beaux oiseaux du perchoir de Steinberg. Cependant il ne dit rien, et comme il n’y avait pas de gîte dans le voisinage, les deux chasseurs, après avoir fait leur prière, s’enveloppèrent dans leurs manteaux et se couchèrent au pied d’un arbre.

» Au milieu de la nuit, Robert rêva que la cigogne dont il avait sauvé la vie était devant lui ; il la reconnaissait à une plume noire qu’elle avait sur la tête, contre l’ordinaire de ces oiseaux ; car, vous le savez, leur tête est toujours d’une entière blancheur. La cigogne dit au bon chevalier :

» — Robert, je te remercie ; tu m’as délivrée des griffes de tes faucons, tu en seras récompensé. Lève-toi, prends ton épée, et occis ton méchant fauconnier, qui a reçu de l’argent du baron de Stoffensels pour t’assassiner. Ensuite tu monteras à cheval et tu retourneras bien vite au Steinberg, où l’on a besoin de toi… N’oublie pas de donner une lampe d’argent à la sainte robe de Trèves, en actions de grâce… Adieu, je te protégerai toi et la race.

» Le baron s’éveilla à demi, doutant encore si ce rêve était une révélation d’en haut ou lè fruit de son imagination malade. Il était encore dans cet état de torpeur quand il sentit une main furtive lui retirer doucement son épée, qu’il avait posée près de lui avant de s’endormir. Il entr’ouvrit les yeux avec précaution ; le traître fauconnier, debout devant lui, se préparait à l’égorger. Robert, reconnaissant alors que la cigogne avait dit vrai, reprit l’épée et en pèrça le scélérat ; puis il le fouilla, et trouva dans sa fauconnière les preuves du crime dont la cigogne l’avait accusé.

» Sans s’occuper davantage du corps du mécréant, Robert sella lui-même son cheval, qui paissait dans la prairie, monta dessus, et se dirigea en toute hâte vers le Steinberg. Il n’arriva qu’au lever du soleil, et fut fort étonné de trouver les environs du château couverts de soldats morts et sanglans. En même temps il entendit de grands cris ; tous les vasseaux de Steinberg sortirent au-devant de lui, précédés par le vieux sénéchal, leur capitaine, et par la baronne Marguerite.

» — Soyez le bienvenu, mon bon seigneur, dit la châtelaine en se jetant dans ses bras ; sans un effet de la protection divine, nous ne vous eussions jamais revu. Les gens de Stoffensels ont tenté cette nuit d’assaillir le manoir ; tout dormait, et nous allions peut-être nous laisser surprendre, quand une cigogne est venue frapper de son bec les vitraux de la chambre où reposait le sénéchal. Eveillé par ce bruit, il s’est levé, a regardé dans la cour, et il a aperçu l’ennemi escaladant déjà les remparts ; aussitôt il a donné l’alarme, nos gens sont accourus ; vous voyez quel grand carnage ils ont fait de nos ennemis.

» Comme elle parlait encore, le baron leva la tête : une cigogne blanche à tête noire s’était posée à l’endroit où vous voyez maintenant ces deux oiseaux. Il raconta alors ce qui lui était arrivé, et tout le monde reconnut le doigt de Dieu dans cette aventure miraculeuse. Robert envoya une lampe d’argent à la sainte robe de Trèves, et depuis ce moment les cigognes ont été les oiseaux protecteurs du manoir.

» En mémoire de cet événement, les barons de Steinberg ont pris pour armoiries une cigogne d’argent sur champ d’azur, et je pourrais vous citer bien des cas où le sort de la maison s’est trouvé uni par un lien mystérieux à l’apparition ou à la disparition de ces oiseaux… Mais, interrompit la vieille femme en secouant la têtė tristement, la jeunesse est incrédule et railleuse ; vous ne voudriez pas croire à ces influences inexplicables… »

— Et pourquoi non, ma bonne dame ? répliqua Frantz, dont un fin sourire éclairait le visage pâle ; quant à moi, je crois à la cigogne à plume noire qui a parlé au baron Robert l’Oiseleur, comme aux cigognes d’Ibicus, dont Hérodote, et après lui notre immortel Schiller, nous ont conté l’histoire.

La pensée du jeune étudiant était trop subtile pour être comprise de Madeleine. Cependant la gouvernante sentit que Frantz ne partageait pas tout à fait son opinion au sujet de la légende du baron Robert l’Oiseleur.

Libre à vous, monsieur, dit-elle un peu sèchement, de révoquer en doute la protection efficace de ces oiseaux bienfaisans sur le Steinberg ; cependant suivez la rive du fleuve, et voyez combien de châteaux plus renommés ont péri sans presque laisser de traces. Liebenstein, Rheinberg, Lahnech, Okenfels, n’existent aujourd’hui que de nom, tandis que cette vieille tour, battue par les vents, minée par la guerre, rongée par le feu, ravagée par les boulets, se tient encore debout, et de jeunes rejetons de l’ancienne race fleurissent encore sur ses ruines… Pour moi, j’attribue cette miraculeuse conservation de la demeure et de la famille de Robert l’Oiseleur, à Dieu d’abord, et puis…

— Silence ! de grâce, interrompit Wilhelmine en étendant la main vers la campagne, j’ai entendu du bruit dans le chemin creux… Qui pourrait venir ici à pareille heure ?

— Que nous importe ! dit Frantz avec l’égoïsme du bonheur.

Cependant tous les trois firent silence et se penchèrent sur le parapet. On entendait distinctement les sabots de deux chevaux résonner sur le basalte, au milieu du calme de la nuit. Bientôt les cavaliers eux-mêmes devinrent visibles, en bas du rocher, dans un endroit où le chemin se divisait en deux parties ; l’une montait directement au château, l’autre conduisait au petit village de pêcheurs dont nous avons parlé. Au point d’intersection, les voyageurs s’arrêtèrent un instant ; après avoir échangé quelques paroles, l’un d’eux se dirigea vers le village, l’autre se mit à gravir de toute la vitesse de son cheval fatigué la pente rapide du Steinberg.

Wilhelmine pâlit.

— C’est mon frère ! murmura-t-elle éperdue.

— Oui, c’est monseigneur ! reprit la vieille femme avec épouvante ; fuyez, monsieur Frantz ; que dirait-il s’il vous rencontrait ici ?

— N’ai-je pas le droit de l’attendre ? répliqua Frantz