Aller au contenu

Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous fîmes de même, car l’armée russe manœuvrait sur notre gauche.

Il y avait déjà trois jours que nous étions à Smolensk, que nous ne savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c’est impossible. Alors pourquoi ne pas partir, plutôt que de rester dans une ville où il n’y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour nous nourrir ? Le quatrième jour, en revenant, comme les jours précédents, de la position du matin, et comme nous étions près d’arriver à notre bivac, j’aperçus un officier d’un régiment de ligne, couché devant un feu ; près de lui étaient quelques soldats ; nous nous regardâmes, quelque temps, comme deux hommes qui s’étaient quelquefois vus et qui cherchaient à se reconnaître sous les haillons dont nous étions couverts et la crasse de ma figure. Je m’arrête, lui se lève et, s’approchant de moi, il me dit : « Je ne me trompe pas ? — Non », lui dis-je. Nous nous étions reconnus, et nous nous embrassâmes sans avoir prononcé nos noms.

C’était Beaulieu[1], mon camarade de lit aux vélites, lorsque nous étions à Fontainebleau. Combien nous nous trouvâmes changés, et misérables ! Je ne l’avais pas vu depuis la bataille de Wagram, époque où il avait quitté la Garde pour passer officier dans la ligne, avec d’autres vélites. Je lui demandai où était son régiment ; pour toute réponse, il me montra l’aigle au milieu d’un faisceau d’armes ; ils étaient encore trente-trois ; il était le seul officier, avec le chirurgien-major ; des autres, la plus grande partie avait péri dans les combats, mais plus de la moitié étaient morts de misère et de froid ; quelques-uns étaient égarés.

Lui, Beaulieu, était capitaine ; il me dit qu’il avait l’ordre de suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il n’avait pas de vivres, nous partageâmes en frères le riz que j’avais reçu des hommes rencontrés dans l’église, la nuit de notre arrivée. C’était la plus grande preuve

  1. Beaulieu était le frère de Mme Vast, de Valenciennes, notaire à Condé, mon pays. À ma rentrée des prisons, en 1814, cette dame m’apprit que son malheureux frère avait été tué à Dresde, d’un boulet. (Note de l’auteur.)