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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/139

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était de Condé ; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce n’était pas pour lui qu’il s’exposait, que c’était pour son cheval, pour le pauvre Cadet, comme il l’appelait. Il voulait, disait-il, à quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, « car si je sauve mon cheval, à son tour il me sauvera ». C’était la seconde fois, depuis Smolensk, qu’il s’introduisait dans le camp des Russes. La première fois, il avait enlevé un cheval tout harnaché.

Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il avait déjà fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808 en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut tué à Waterloo, après avoir assisté dans plus de douze grandes batailles commandées par l’Empereur, et dans plus de trente combats.

Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d’un lac, afin de procurer de l’eau à son cheval. Un jour, je l’aperçus au haut d’une grange qui était toute en feu, au risque d’être dévoré par les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d’avoir un peu de paille du toit pour le nourrir, car il n’y avait pas plus à manger pour les chevaux que pour nous. Les pauvres bêtes, indépendamment de ce qu’elles souffraient par la rigueur du froid, étaient obligées de ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu’à leur tour elles nous servent de nourriture.

Après cela, Melet n’était pas le seul qui s’exposa en s’introduisant dans le camp des Russes pour se procurer des vivres ; beaucoup furent pris et périrent de cette manière, soit par les paysans, en s’introduisant dans les villages à une lieue ou deux sur la droite ou sur la gauche de la route, ou par des partisans de l’armée russe, car toutes les nations soumises à cet empire se levaient en masse et venaient rejoindre le gros de l’armée. Enfin, la misère était tellement grande qu’on voyait les soldats quitter leur régiment à la moindre trace d’un chemin, et cela dans l’espoir de trouver quelque mauvais village, si toutefois l’on peut appeler de ce nom la réunion de quelques mauvaises baraques bâties avec des troncs d’arbres et dans lesquelles on ne trouvait rien, car je n’ai jamais pu savoir de quoi les