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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/156

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la garde de Dieu, ayant toujours soin de passer à droite et à gauche afin d’éviter la rencontre des cadavres, dont la route était jonchée, m’arrêtant et tâtonnant dans l’obscurité toutes les fois qu’un gros nuage passait sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du bois, lorsqu’elle reparaissait.

Après avoir marché quelque temps, j’aperçus à peu de distance, et devant moi, quelque chose que je pris d’abord pour un caisson ; mais étant plus près, je reconnus que c’était la voiture d’une cantinière d’un régiment de la Jeune Garde que j’avais rencontrée plusieurs fois depuis Krasnoé, conduisant deux blessés des fusiliers-chasseurs de la Garde. Les chevaux qui la conduisaient étaient morts et en partie mangés ou coupés par morceaux ; autour de la voiture étaient sept cadavres presque nus et à moitié couverts de neige ; un seulement avait encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m’en approchai pour l’examiner, mais je crois plutôt que c’était pour lui ôter cette capote. À peine m’étais-je baissé pour regarder, que je reconnus une femme. Elle donnait peut-être encore quelque signe de vie lorsqu’on avait été forcé de l’abandonner, et c’était à cela que cette malheureuse devait d’avoir conservé ses vêtements.

Dans la situation où je me trouvais, le sentiment de ma conservation était toujours ma première pensée ; c’est pourquoi, par un mouvement irréfléchi, je voulais essayer mes forces en cherchant à couper un morceau de cheval, sans penser qu’un instant avant, j’étais tombé de lassitude en voulant faire la même chose. Je pris donc ma hache à deux mains et j’attaquai le cheval qui était dans les brancards de la voiture, mais ce fut, comme la première fois, peine inutile. Alors l’idée me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le cœur, le foie ou quelque autre chose ; mais je faillis l’avoir gelée ; j’en fus quitte pour un doigt de la main droite qui n’était pas encore guéri en arrivant à Paris, au mois de mars 1813.

Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j’aurais mangée crue, je me décidai à passer la nuit dans la voiture qui était couverte, et dans laquelle je n’avais pas encore regardé, étant certain qu’il n’y avait rien à manger :